La pensée décoloniale a émergé, depuis environ trente ans, à partir d’un collectif de pensée formé initialement en Amérique du Sud. Elle se différencie dans son approche de celle proposée par le postcolonialisme.
Elle dénonce une décolonisation incomplète dans laquelle les hiérarchies raciales, économiques, de genre persistent. Elle remet en cause l’eurocentrisme et dénonce une hégémonie économique et culturelle, prônant le recours à des savoirs pluriversels qui rendraient mieux compte de la diversité du monde et de l’hétérogénéité des connaissances.
Elle postule que, malgré l’obtention de l’indépendance pour de nombreux pays, des rapports de pouvoirs subsistent aujourd’hui encore entre les anciennes métropoles et anciennes colonies et que, dans le système de gouvernance mondial, les pays de la périphérie (le Sud global) sont maintenus en position de subordination (par le biais du FMI ou de la Banque mondiale, par exemple).
Partant du principe que le capitalisme n’est pas seulement un système économique, mais bien un réseau de pouvoir global, intégré par nos procédés économiques, politiques et culturels, elle adopte une approche très largement intersectionnelle : elle s’intéresse au croisement des oppressions, liées à la classe sociale, au genre, aux origines et elle vise à élargir les analyses.
Le collectif « Décoloniser les arts » s’est saisi de la question décoloniale dans la représentation de l’histoire commune (ce que les musées en disent), mais aussi dans la langue française.
En 2016, il propose un lexique pour « changer de vocabulaire ». Par exemple :
« Racisation : ensemble de discriminations et de persécutions reposant sur des critères raciaux. Les mots sont durs mais ce n’est pas parce que les races n’existent pas que le racisme ne sévit pas. Il s’agit de savoir le nommer pour pouvoir le combattre. »
De son côté, l’IRESMO (institut de recherche qui a pour objet d’étude, entre autres, l’éducation populaire et les mouvements sociaux) propose aussi une page de vocabulaire décolonial, pour mieux appréhender différents concepts. Les définitions de la « colonialité » du pouvoir, du savoir et du genre sont, par exemple, proposées :
« Colonialité du pouvoir (Quijano) : la colonialité du pouvoir désigne un régime de pouvoir apparu avec la modernité coloniale, mais qui n’a pas disparu avec la décolonisation. Ce régime de pouvoir s’appuie sur une racialisation du travail dans le système capitaliste et l’expansion de l’État-nation. »
https://www.ritimo.org/Qu-entend-on-par-pensee-decoloniale
Ce que la pensée décoloniale peut apporter à l’ECSI
« Ce ne sont pas nos différences qui nous divisent. C’est notre incapacité à reconnaître, accepter et célébrer ces différences. »
Audre Lorde, Our Dead Behind Us : Poems, 1986.
S’il a fallu plusieurs mois pour que le continent européen réalise que le covid-19 n’était pas un « virus chinois » [1] et qu’il allait être également touché, Il n’y a eu besoin que de quelques semaines d’état d’urgence sanitaire pour « découvrir » qu’au sein d’un même pays, la pandémie atteignait inégalement territoires et personnes.
Ainsi, la Seine-Saint-Denis, le « département le plus pauvre » de l’Hexagone, a vu son taux de mortalité doubler en mars par rapport à la même période en 2019. Dans le même temps, beaucoup ont pu craindre une « hécatombe » sur l’île de Mayotte : « Comment respecter le confinement et les gestes barrières quand dix personnes vivent sans eau courante et sans sanitaire dans une case en tôle où la température dépasse les 40°C la moitié de la journée ! » [2].
Au Royaume-uni, c’est une majorité de soignant·es « BAME » (« Black, Asian and minority ethnic ») qui payent de leur vie la lutte contre la pandémie [3]. Au Pérou, les peuples indigènes ont alerté l’ONU d’un risque « d’ethnocide (de leurs communautés) par inaction » : « seulement 4 des 10 communautés ont des établissements de santé dans cette région pauvre et reculée de l’Amazonie » [4].
L’approche systémique de l’ECSI, qui ambitionne d’aborder une thématique dans sa globalité (acteurs, enjeux, interrelations…), à un moment et un lieu précis, peut-elle suffire pour faire comprendre les inégalités données à voir sous un jour encore plus cru par la pandémie du covid-19 ?
Des outils pédagogiques décrivant les composantes et dérives de la gestion néolibérale du système de santé peuvent-ils aider à faire comprendre le nombre de mort·es en Seine-Saint-Denis ? [5] En partie, sans doute.
Il faudrait pouvoir, dans le même temps, poser la question du rôle joué par les politiques sécuritaires, celles du travail, du logement ou de l’enfermement, du transport, de l’éducation, celles du partage et de l’appropriation des ressources… Mais aussi poser la question de la manière dont celles-ci se sont construites : depuis quel point de vue, avec quelle expérience de la société, quelle vision du monde ? Et s’intéresser au fait que les discriminations systémiques vécues, par les Mahorais·es et les habitant·es de Seine-Saint-Denis, les peuples indigènes péruviens ou les soignant·es britanniques « BAME » parmi d’autres, ne sont pas nées avec le covid-19, mais ont une longue histoire, celle de la construction de nos sociétés.
Si l’ECSI sait aujourd’hui réfléchir les « relations interculturelles », « nord/sud », ou déconstruire les mécanismes de domination de genre, elle a, jusqu’ici, peu développé d’outils d’analyse intersectionnelle et systémique des oppressions.
Et si la pensée décoloniale permet cette analyse (intersectionnelle) des mécanismes de domination et de leur processus historique, quelle transformation de l’ECSI cet apport encourage-t-il ? Dans le contenu de ses outils ? Dans l’évolution des postures d’animation et la réalisation de points de vue situés ? Dans l’accompagnement à la recherche d’alternatives ?
Cette lettre se propose de n’être qu’un premier état des lieux, point de départ de réflexions à mener collectivement, consciente du chemin qu’il nous reste à parcourir.
05. novembre 2016
Pédagogie décoloniale et éducation antiraciste et interculturelle
La pensée décoloniale donne souvent lieu actuellement en France à une réception assez superficielle. La notion de « décolonial » fonctionne davantage comme un slogan que comme un terme qui fait réellement référence à la pensée décoloniale telle qu’elle s’est développée en Amérique latine. L’article ci-dessous, consacré à la pédagogie décoloniale, constitue une bonne introduction générale à la pensée décoloniale.
Extrait de :Luiz Fernandes de Oliveira; Vera Maria Ferrão Candau, « Pedagogia decolonial e educação antirracista e intercultural no Brasil », Educ. rev. vol.26 no.1 Belo Horizonte Apr. 2010.
Introduction :
Ces dernières années, la problématique des relations entre éducation et différences culturelles ont été l’objet de nombreux débats, réflexions et recherches, dans le Brésil et dans tout le continent latino-américain. Les questions et les défis se multiplient. Les recherches de construction de processus éducatifs culturellement référencés s’intensifient.
Dans cet univers de préoccupations, les études sur les relations ethnico-raciales se projettent dans les espaces académiques et les mouvements sociaux, au point d’interférer de manière concrète sur les politiques publiques et les actions gouvernementales. De fait, cette constatation peut être mieux comprise à partir de la croissance des luttes des mouvements noirs et de l’émergence de nouvelles productions académiques sur les questions relatives à la différence ethnique, au multiculturalisme et aux identités culturelles.
En nous situant dans cette perspective, nous avons développé depuis 2006, un projet de recherche intitulé « Multiculturalisme, droits humains et éducation : la tension entre inégalité et différence », orienté vers l’approfondissement de la discussion sur la problématique de l’éducation interculturelle dans différents pays latino-américains, en considérant cela comme un espace privilégié de réflexion sur la tension entre égalité et différence.
Dans ce contexte, nous avons repéré la production du groupe Modernité/Colonialité, formé par des intellectuels de différentes provenances, qui cherchent à construire un projet épistémologique, éthique et politique à partir d’une critique de la modernité occidentale dans ses postulats historiques, sociologiques et philosophiques. Nous considérons les contributions de ce groupe, comme particulièrement original et comme présentant un potentiel de réflexion sur l’interculturalité, les relations ethnico-raciales et l’éducation, dans le contexte actuel du continent latino-américain, et en particulier, notre pays [le Brésil].
C’est à partir de ces observations préliminaires que nous situons le présent travail, qui a pour objectif d’analyser les principales contributions du groupe « Modernité/Colonialité » aux discussions sur les questions ethnico-raciales dans le champ de l’éducation au Brésil.
En premier lieu, nous ferons une brève analyse des idées principales et formulations théoriques de ce groupe. Ensuite, nous situerons le développement du processus éducatif à partir des notions de pédagogie décoloniale et d’interculturalité critique. […]
Le groupe « Modernité/Colonialité » : références fondamentales.
En juillet 2002, Arturo Escobar, anthropologue colombien et professeur de l’Université de Caroline du Nord a présenté un travail dans le 3e congrès international des Latino-américanistes, à Amsterdam, intitulé « les mondes et les connaissances de l’autre monde » dans lequel il faisait référence à un groupe de recherche « Modernité/Colonialité ».
Le travail présenté analysait et rendait compte de la perspective d’un groupe qui cherchait un monde meilleur et un projet épistémologique nouveau. Il s’agissait, en condensé, d’une construction alternative à la modernité eurocentrique, aussi bien dans son projet de civilisation que dans ses propositions épistémiques.
Le groupe est formé principalement par des intellectuels latino-américains et présente un caractère hétérogène et transdisciplinaire. Les figures centrales de ce groupe sont : le philosophe argentin Enrique Dussel, le sociologue péruvien Anibal Quijano, le sémiologue et théoricien culturel argentin nord-américain Walter Mignolo, le sociologue porto-ricain Ramon Grosfoguel, la linguiste nord-américaine basée en Equateur Catherine Walsh, le philosophe porto-ricain Nelson Maldonado Torres, l’anthropologue colombien Arturo Escobar, entre autres. Il faut encore souligner que ce groupe maintient un dialogue et des activités universitaire en lien avec le sociologie nord-américain Immanuel Wallerstein.
Le postulat principal du groupe est le suivant : « la colonialité est constitutive de la modernité, et non pas dérivée » (Mignolo). Ou encore, modernité et colonialité sont les deux faces de la même monnaie. Grâce à la colonialité, l’Europe peut produire les sciences humaines comme modèle unique, universel et objectif dans la production des connaissances, outre le fait de disqualifier toutes les épistémologies de la périphérie de l’Occident.
Selon Quijano, le colonialisme et la colonialité sont deux concepts en lien, mais distincts. Le colonialisme se réfère à un modèle de domination et d’exploration dans lequel :
« Le contrôle de l’autorité politique, des ressources de production et du travail d’une population déterminée possède une identité différente et ses bases sont, outre cela, la juridiction territoriale. Cependant, pas toujours, mais nécessairement, cela implique des relations racistes de pouvoir. Le colonialisme est, évidement, plus ancien, mais la colonialité a été durant ces 500 ans, plus profonde et durable que le colonialisme. Cependant, sans doute, elle a été forgé en son sein, et plus encore, sans lui elle n’aurait pas pu imposer son inter-subjectivité d’une manière aussi enracinée et prolongée ».
De même, Nelson Maldonado-Torres, d’une manière que nous considérons comme plus éclairante, a différencié les deux concepts de la manière suivante :
« Le colonialisme dénote une relation politique et économique, dans laquelle la souveraineté d’un peuple est au main d’un autre peuple ou nation, ce qui constitue cette nation comme un empire. A la différence de cela, la colonialité se réfère à un modèle de pouvoir qui a émergé comme conséquence du colonialisme moderne, mais au lieu d’être limité à une relation formelle de pouvoir entre deux peuples ou nations, il est en relation avec des domaines comme le travail, la connaissance, l’autorité et les relations intersubjectives qui s’articulent entre elles à travers le marché capitaliste mondial et de l’idée de race. Ainsi, en dépit que le colonialisme précède la colonialité, la colonialité survie au colonialisme. Elle se maintient vive dans des textes didactiques, dans les critères d’évaluation d’un bon travail universitaire, dans la culture, dans le sens commun, dans l’image de soi des peuples, dans les aspirations des sujets et dans beaucoup d’autres aspects de notre expérience moderne. Dans ce sens, nous respirons la colonialité dans la modernité quotidienne ».
Ainsi, le colonialisme est plus qu’une imposition politique, militaire, juridique ou administrative. De cette manière la colonialité touche aux racines les plus profondes d’un peuple et survie en dépit de la décolonisation ou de l’émancipation des colonies latino-américaines, asiatiques et africaines des XIXe et XXe siècle. Ce que ces auteurs montrent, c’est qu’en dépit de la fin des colonialismes moderne, la colonialité survie.
Il est nécessaire de rappeler que, avec la production juridico-politique de l’Afrique et de l’Asie, processus qui culmine jusque dans les années 1970, ont été produits de denses et consistantes réflexions sur une époque appelée post-coloniale, indiquant que le colonialisme serait achevé. En dépit que le colonialisme traditionnel est arrivé à terme, pour les auteurs du groupe « Modernité/Colonialité » les structures subjectives, les imaginaires et la colonisation épistémologique sont encore présents.
Quijano a proposé le concept de colonialité du pouvoir pour se référer à cette situation. Celle-ci serait une structure de domination qui a soumis l’Amérique latine, l’Afrique et l’Asie, à partir de la conquête. Le mot fait allusion à l’invasion de l’imaginaire de l’autre, ou encore, son occidentalisation. Mais plus spécifiquement, il dit, au sujet d’un discours qui s’est inséré dans le monde du colonisé, que cependant il s’est également reproduit dans l’espace du colonisateur. En ce sens, le colonisateur détruit l’imaginaire de l’autre, l’invisibilisant et le subalternisant, cependant qu’il réaffirme son propre imaginaire. Ainsi, la colonialité du pouvoir réprime les modes de production de la connaissance, les savoirs, le monde symbolique, les images du colonisé et en impose de nouveaux. S’opère, alors, la naturalisation de l’imaginaire de l’envahisseur européen, la subalternatisation épistémique de l’autre, le non-européen, et la négation et l’oubli des processus historiques extra-européens. Cette opération s’est réalisée de différentes manières, comme la séduction de la culture colonialiste, le fétichisme culturel que l’européen crée autour de sa culture, stimulant la forte aspiration à la culture européenne de la part des sujets subalternisés. Cependant, l’eurocentrisme n’est pas la perspective cognitive seulement des européens, mais devient également celle de l’ensemble de ceux qui sont éduqués sous son hégémonie.
Dans ce sens, on peut affirmer que la colonialité du pouvoir qui a construit la subjectivité des subalternisés, nécessite, selon Quijano, de penser historiquement la notion de race.
« La colonialité est un des éléments constitutifs et spécifiques du modèle mondial du pouvoir capitaliste. Elle se fonde sur l’imposition d’une classification raciale/ethnique de la population mondiale comme pierre angulaire de ce modèle de pouvoir ».
Quijano explicite que le concept de race est une abstraction, une invention qui n’a rien à avoir avec des processus biologiques. C’est au XVI siècle que l’on a crée le lien entre la couleur et la race, et plus encore, ce concept pour l’auteur exerce un rôle fondamental dans le développement du capitalisme moderne à partir du XIXe siècle.
En plus de cela, ce concept a opéré l’infériorisation de groupes humains extra-européens, du point de vue de la production de la division raciale du travail, du salaire, de la production culturelle et des connaissances. Ainsi, Quijano parle aussi de colonialité du savoir, compris comme la répression des autres formes de production de connaissance extra-européenne, qui nie le lègue intellectuel et historique des peuples indigènes et africains, les réduisant aux catégories de primitives et d’irrationels car ils appartiennent à une « autre race ».
Cette affirmation de l’hégémonie épistémologique de la modernité européenne, qui se traduit dans la racisme épistémique, ou comme l’affirme Grosfoguel, dans le comment « l’épistémologie eurocentrique occidentale dominante n’admet aucune autre épistémologie comme espace de production de la pensée critique ou scientifique ».
Walter Mignolo dans cette ligne de raisonnement affirme que les sciences humaines, légitimées par l’État a joué un rôle fondamental dans l’invention de l’autre. En outre, selon ce même auteur, ces sciences, incluant l’histoire, créent la notion de progrès avec l’idée que le progrès s’est établi sur une ligne temporelle dans laquelle l’Europe apparaît comme supérieure. Cela signifie que, comme l’affirme Castro-Gomez que dans l’histoire et les champs connexe, comme l’ethnographie, la géographie, l’anthropologie, la paléontologie, l’archéologie…, en étudiant le passé des civilisations, ses produits culturels et institutionnels, on a souvent réalisé des comparaisons avec le monde européen, et dans ce sens, on a justifié le colonialisme. Pour cet auteur, les canons et le modèle de comparaison qui est au centre de l’histoire mondiale, est encore l’Europe. Ici encore, l’autre a été vu comme un simple être de nature, une vision qui s’est popularisée au XVIIIe siècle, et a eu des répercussion sur l’oeuvre de Hegel, sur la philosophie de l’Histoire.
Mignolo écrit que les espagnols jugeaient et hiérarchisaient l’intelligence et la civilisation des peuples en prenant comme critère l’écriture alphabétique. Cependant, durant les XVIIIe et XIXe, le critère d’évaluation devient l’histoire. Les peuples « sans histoires » se situent dans un âge antérieur au présent.
Ainsi, à la base de la colonialité du pouvoir :
« L’eurocentrisme devient une métaphore pour décrire la colonialité du pouvoir, dans la perspective des subalternes. Sur le plan épistémologique, le savoir et les histoires locales européennes ont été vues comme des projets globaux, depuis le rêve d’un orbis universalis christianus jusqu’à la croyance de Hegel dans une histoire universelle, racontée dans une perspective qui situe l’Europe comme un point de référence et d’arrivée ».
Pour Mignolo, l’expansion occidentale depuis le XVIe siècle n’a pas été seulement économique et religieuse, mais également a pris la forme hégémonique de connaissance, un concept de représentation de la connaissance et de la cognition, s’imposant comme une hégémonie épistémique, politique et historiographique, établissant ainsi la colonialité du savoir.
Si la colonialité du pouvoir a crée une espèce de fétichisme épistémique (ou soit, la culture, les idées et les connaissances des colonisateurs apparaissent de manière séductrice, que l’on cherche à imiter), elle impose la colonialité du savoir sur les extra-européens, rendant évident également une géopolitique de la connaissance ou encore, le pouvoir, le savoir et toutes les dimensions de la culture se définissent à partir d’une logique d’une pensée localisée en Europe. Ainsi, Mignolo a également affirmé que ces processus, marqués par une violence épistémique, conduisirent également à une géopolitique linguistique, car les langues coloniales ou impériales, chronologiquement identifiées au grec et au latin de l’Antiquité, l’italien, le portugais, l’espagnol, le français, l’anglais et l’allemand dans la modernité, établirent un monopole linguistique, méprisant les langues natives et avec comme conséquence, de subvertir les idées, les imaginaires et les cosmogonies des natifs hors de l’Europe.
Cependant, c’est dans le concept de colonialité de l’être, selon différents auteurs ici exposés, que s’explique le plus la force des concepts vus antérieurement. Catherine Walsh rappelle des paroles de Frantz Fanon pour mettre en lien le colonialisme et la non-existence :
« En vertu d’être une négation systématique de l’autre et une détermination furieuse de négation chez l’autre de tous les attributs de l’humanité, le colonialisme oblige les personnes qu’il domine à se demander : en réalité qui suis-je ? »
Et encore :
« Le monde colonial est un monde manichéen. Il ne suffit pas au colonisateur de limiter physiquement le colonisé, avec ses polices et ses armées, dans l’espace du colonisé. Ainsi, pour illustrer le caractère totalitaire de l’exploration coloniale, le colonisateur fait du colonisé la quinte-essence du mal. La société colonisée non seulement se définie comme une société sans valeurs (…) L’indigène est déclaré imperméable à l’éthique, aux valeurs. Et, nous nous osons à le dire : l’ennemi des valeurs. Dans ce sens, il est un mal absolu. L’élément corrosif de tout ce qui l’encercle, l’élément déformateur, capable de défigurer tout se qui se réfère à l’esthétique ou à la morale, dépositaire des forces maléfiques. »
La colonialité de l’être est pensée, cependant, comme la négation d’un état humain pour les africains et les indigènes, par exemple, dans l’histoire de la modernité coloniale. Cette négation, selon Walsh, pose de problèmes réels autour de la liberté, de l’être et de l’histoire de l’individu subalternisé par une violence épistémique.
Nous pouvons affirmer, en accord avec Mignolo, que le discours de l’histoire de la pensée européenne est, d’un côté, une histoire de la modernité européenne, et de l’autre, l’histoire rendue silencieuse de la colonialité européenne. Cependant, la première est une histoire d’auto-affirmation et de célébration des succès intellectuels et épistémiques, la seconde est une histoire de négations et de rejet d’autres formes de rationalité et d’histoire.
Colonialité et éducation
A partir de ces concepts fondamentaux, depuis la fin des années 1990, le groupe s’est élargit et a affirmé ses réflexions sur les relations entre colonialité et modernité. Selon Catherine Walsh, à partir de 2001, avec une convention entre l’Université de Duke, l’Université de Caroline du Nord, l’Université Javeriana de Bogota et l’Université Andine de Simon Bolivar à Quito, comme la participation d’intellectuels de la Bolivie, de la Colombie, du Perou, de l’Equateur, du Vénézuela, de l’Argentine, du Mexique et des Etats-Unis, s’est établi un intense dialogue qui a influencé les grandes questions abordées par le premier Programme de doctorat en Etudes culturelles Latino-américaines de l’Université Andine Simon Bolivar en Equateur. En novembre 2007, nous réalisons un séminaire à Rio de Janeiro avec la professeure Catherine Walsh durant lequel nous discutons et approfondissons la perspective développée par le groupe « Modernité/Colonialité », spécialement dans ses relations avec l’éducation.
La question centrale de ce projet d’émancipation épistémique est la co-existence de différentes épistémé ou formes de production de la connaissance entre intellectuels, tant à l’université, que dans les mouvements sociaux, mettant en évidence la question de la géopolitique de la connaissance. Comme vu antérieurement, on comprend la géopolitique de la connaissance comme une stratégie de la modernité européenne qui affirme ses théories, ses connaissance et ses paradigmes comme des vérités universelles, invisibilise et réduit au silence les sujets qui produisent des connaissances « autres ». Ce fut cela le processus qui a constitué la modernité qui ne peut être compris sans prendre en compte les liens avec l’héritage colonial et les différences ethniques que le pouvoir moderne/colonial a produit.
Selon Artur Escobar, la modernité comme globalisation actuellement est dans tous les lieux car celle-ci est la radicalisation et l’universalisation de la modernité européenne dans les coins du monde. Cependant, aujourd’hui émerge une série de notions qui mettent en crise la centralité de la perspective eurocentrique. Par exemple, la perspective selon laquelle la modernité n’est pas un phénomène européen, mais un phénomène global, avec différentes localisations et temporalités.
Cette perspective considère la colonialité comme constitutive de la modernité ou selon Mignolo « sur le dos de la modernité se situe le poids et la responsabilité de la colonialité ». De là, surgit la perspective d’introduire les épistémés invisbilisées et subalternisées, en faisant en même temps une critique de la colonialité du pouvoir.
Comme nous l’avons vu, la colonialité du pouvoir, du savoir et de l’être sont des concepts centraux dans le projet de la recherche du groupe « Modernité/Colonialité ». Un autre concept central, introduit par Mignolo, est la différence coloniale, comprise comme penser à partir des ruines, des expériences et des marges créées par la colonialité du pouvoir dans la structuration du monde moderne/colonial, comme manière non pas de restituer une connaissance, mais de reconnaître des connaissances autres dans un horizon épistémologique transmoderne, ou encore construit à partir de manières d’être, de penser et de connaître différentes de la modernité européenne, mais en dialogue avec celle-ci.
La perspective de différence coloniale requière un regard sur les perspectives épistémologiques et sur les subjectivités subalternes et exclues. Cela suppose un intérêt pour des productions de connaissances différentes de la modernité occidentale. A la différence de la post-modernité, qui continue de penser en ayant comme référence l’Occident moderne, la construction d’une pensée critique « autre » part des expériences et des histoires marquées par la colonialité. Le fait que l’on cherche est la connexion de formes critique de pensée produites à partir de l’Amérique latine, ainsi qu’avec des auteurs d’autres lieux du monde, dans une perspective de décoloniation de l’existence, de la connaissance et du pouvoir.
Ainsi, dans cette perspective critique, Catherine Wlash se réfère au processus éducatif à partir de concepts comme : la pensée-autre, décolonialité et pensée critique de la frontière.
La pensée-autre provient de l’auteur arabo-islamique Abdelkebir Khatibi qui part du principe de la possibilité de pensée à partir de la décolonisation ou encore de la lutte contre la non-existence, l’existence dominée et la déshumanisation. C’est une perspective similaire que la proposition du concept de colonialité de l’ être comme une catégorie qui sert comme force pour questionner la négation historique de l’existence des non-européens, comme des afro-descendants et des indigènes de l’Amérique latine.
Contestant les conceptions selon laquelle les différents peuples non-occidentaux seraient non-modernes, arriérés et non-civilisés, décoloniser joue un rôle fondamental sur le plan épistémologique et politique.
Walsh affirme en prenant comme référence les mouvements sociaux indigènes équatoriens et ceux des afro-équatoriens que la décolonialité implique de partir d’une déshumanisation et de considérer les luttes des peuples historiquement subalternisés par l’existence, pour la construction d’autres manière de vivre, de modalités de pouvoir et de savoir. Cependant la décolonialité, c’est visibiliser les luttes contre la colonialité à partir des personnes, de leurs pratiques sociales épistémiques et politiques.
La décolonialité représente une stratégie qui va plus loin que la transformation de la décolonisation, ou encore, suppose également la construction et la création. Son but est la reconstruction radicale de l’être, du pouvoir et du savoir.
Walter Mignolo souligne que la pensée-autre caractérisée comme décolonalité s’exprime dans la différence coloniale, ce qui est un ré-ordonnancement géopolitique de la connaissance dans deux directions : la critique de la subalternisation dans la perspective de connaissances invisibilisées et l’émergence de la pensée initiale comme une nouvelle modalité épistémologique dans l’intersection de la tradition occidentale et la diversité des catégories supprimées par l’occidentalisme ou l’eurocentrisme.
Mignolo prend un exemple quand il décrit un marxisme modifié par les langues et la cosmologie amérindienne du mouvement zapatiste et l’épistémologie indienne transformée par le langage du marxisme ou encore un dialogue trans-épistémologique qui réécrit une histoire de 500 ans d’oppression.
Autre auteur cité par l’auteur, c’est Fanon, dans le livre Peaux noirs et masques blancs, qui affirme que pour un noir qui travaille dans une plantation de sucre, l’unique solution est de lutter, mais qu’il s’embarquera dans cette lutte et la livrera, non comme le résultat d’une analyse marxiste ou idéaliste, mais simplement parce qu’il ne peut pas concevoir la vie d’une autre manière ».
Mignolo veut souligner ici que Fanon « ne nie pas la puissante analyse de la logique du capitalisme effectuée par Marx, mais qu’il est en train « d’attirer l’attention pour forcer la conscience noire, et non pas seulement la conscience de classe ».
Dans ce processus, on trouve également une stratégie d’interculturalité comme principe qui oriente les pensées, les actions et les nouvelles perspectives épistémiques. Le concept d’interculturalité est central dans la reconstruction de la pensée-autre. L’interculturalité est conçue, dans cette perspective, comme processus et comme projet politique.
Murissant cette pensée, Walsh considère également la question du « positionnement critique de frontière » dans la différence coloniale, ou encore, un processus dans lequel la fin n’est pas une société idéale, comme universel abstrait, mais le questionnement et la transformation de la colonialité du pouvoir, du savoir et de l’être, en ayant toujours conscience que ces relations de pouvoir ne disparaissent pas, mais qu’elles peuvent être reconstruites ou transformées, en s’adaptant d’une autre manière.
La pensée des frontières signifie rendre visible les autres logiques et manières de penser, différentes de la logique eurocentrique dominante. La pensée de frontière se préoccupe avec la pensée dominante, en la maintenant comme référence, comme on l’a vue chez Fanon, mais en la soumettant à un constant questionnement et en introduisant en elle d’autres histoires et modes de penser. Walsh considère cette perspective comme une composante d’un projet interculturel et décolonisateur, permettant une nouvelle relation entre la connaissance utile et nécessaire dans la lutte pour la décolonisation épistémique.
En outre, la pensée critique de la frontière permet de construire différentes stratégies entre groupes et connaissances subalternes, comme par exemple, entre les peuples indigènes et les peuples noirs. L’auteur prend également, comme exemple, l’établissement de lieux épistémiques de la pensée-autre, comme l’Université Interculturelle Indigène d’Equateur ou l’ethno-education afro. Ces espaces, comme position critique de frontières, peuvent offrir les possibilités de proposer d’autres connaissances et cosmovisions dans un dialogue critique avec les connaissances et les modes de penser typiquement associés au monde occidental.
Cette pensée critique peut se constituer à partir de la colonialité et proposer que se crée de nouvelles communautés interprétatives qui aident à voir le monde dans une perspective « autre ». Cette perspective veut se construire comme un projet alternatif au racisme épistémique et à la colonialité de l’être, du savoir et du pouvoir. Walsh affirme que la dénominée pédagogie décoloniale peut servir dans le champ éducatif pour approfondir les débats autour de l’interculturalité ou encore :
« le problème de la « science » en soi, est la manière à travers laquelle la science, comme un des fondements centraux du projet Modernité/Colonialité contribue de manière vitale à l’établissement et à l’entretien de l’ordre hiérarchique, racial, historique et actuel, dans lequel les blancs et plus particulièrement les hommes blancs européens demeurent supérieurs ».
Ci-dessous, on aborde davantage le concept d’interculturalité critique et son incidence dans le champ éducatif et la pédagogie décoloniale.
Pour Catherine Walsh, l’interculturalité signifie :
– Un processus dynamique et permanent de relation, de communication et d’apprentissage entre cultures en conditions de respect, de légitimité mutuelles, de symétrie et d’égalité.
– Un échange qui se construit entre personnes, connaissances, savoirs et pratiques culturellement différentes, cherchant à développer un nouveau sentiment entre elles dans leur différence.
– Un espace de négociation et de traduction où les inégalités sociales, économiques et politiques, et les relations et les conflits de pouvoir dans la société ne sont pas maintenus cachés et sans reconnaissance et confrontation.
– Une tâche sociale et politique qui interpelle l’ensemble de la société, qui part des pratiques et actions sociales concrètes et conscientes et tente de créer des modes de responsabilité et de solidarité.
– Un but à atteindre.
Une autre étude de l’auteure souligne que :
« Le concept d’interculturalité est central dans la reconstruction de la pensée critique-autre, une pensée critique depuis une autre manière, précisément pour trois raisons principales : premièrement parce qu’est vive la pensée depuis l’expérience vécue de la colonialité […], deuxièmement parce cela reflète une pensée qui n’est pas basée sur les lègues eurocentriques ou de la modernité, et en troisième, parce qu’elle s’origine sans le Sud, retournant ainsi la géopolitique dominante de la connaissance qui a eu son centre dans le Nord ».
Pour l’auteure, l’interculturalité a un sens intimement lié à un projet social, culturel, éducatif, politique, éthique et épistémique en direction de la décolonisation et de la transformation. C’est un concept chargé de sens pour les mouvements sociaux indigènes latino-américains et qui questionne la colonialité du pouvoir, du savoir et de l’être. Enfin, il dénote également d’autres manières de penser et de se positionner à partir de la différence coloniale dans la perspective d’un monde plus juste.
C’est dans ce sens que l’interculturalité n’est pas comprise seulement comme un concept ou terme nouveau pour se référer au simple constat entre l’occident et les autres civilisations, mais comme quelque chose d’inséré dans une configuration symbolique du monde, sans perdre de vue la colonialité du pouvoir, du savoir et de l’être. L’interculturalité conçue dans cette perspective représente la construction d’un nouvel espace épistémologique qui inclut les connaissances subalternes et occidentales, dans une relation intense, critique, mais égalitaire.
Selon l’auteure, dans le champ éducatif, cette perspective ne restreint pas l’interculturalité à une simple inclusion de nouveaux thèmes dans les curricula ou dans les méthodes pédagogiques, mais se situe dans la perspective de transformation structurelle et socio-historique. Ici, cependant, l’auteure exprime une critique des formulations théoriques multiculturelles qui ne questionnent pas les bases idéologiques de l’État-nation, qui part de logiques épistémiques eurocentriques et dans le champ éducatif, sous prétexte d’incorporer les représentations et les cultures marginalisées, se contente de renforcer les stéréotypes et les processus coloniaux de racialisation.
Pour Walsh, beaucoup de politiques publiques éducatives en Amérique latine (y compris au Brésil) se voient utilisant les termes d’interculturalité et de multiculturalisme comme manière de seulement incorporer les demandes et les discours subalternes par l’Occident, au sein de l’appareil d’État dans lequel un modèle épistémologique eurocentrique et colonial demeure hégémonique.
A la différence de cette conception simplement inclusive, Walsh propose une perspective d’interculturalité critique comme forme de pédagogie décoloniale :
« L’interculturalité critique (…) est une construction de et à partir des personnes qui souffrent d’une expérience historique de soumission et de subalternisation. Une proposition et un projet politique qui également pourrait s’étendre et embrasser une alliance avec des personnes qui cherchent également à construire des alternative à la globalisation néolibérale et à la rationalité occidentale, et qui luttent aussi bien pour la transformation comme pour la création de conditions de pouvoir, de savoir et d’être très différents. Pensée de cette manière, l’interculturalité critique n’est pas un processus ou un projet ethnique, ni un projet ethnique, ni un projet de différence en soi (…), c’est un projet d’existence, de vie ».
Cette perspective est pensée à partir de l’idée d’une pratique est opposé à la géopolitique hégémonique mono-culturelle et mono-raciale de la connaissance, car il s’agit de visibiliser, d’affronter et de transformer les structures et les institutions qui ont comme horizon de leurs pratiques et de leurs relations sociales la logique épistémique occidentale, la racialisation du monde et la manutention de la colonialité du pouvoir.
Ainsi, affirme Walsh : « assumer cette tâche implique un travail dé-colonial orienté vers le dépassement de l’asservissement des esprits (comme disait Zapata Olivella et Malcom X), consistant à défier et à faire s’effondrer les structures sociales, politique et épistémiques de la colonialité ».
Cependant, l’auteure élabore à partir de cette construction théorique, la notion de pédagogie décoloniale, ou encore une praxis basée sur une insurgence éducative affirmative – et pas seulement dénonciatrice- dans laquelle le terme « s’insurger » représente la création et la construction de nouvelles conditions sociales, politiques, culturelles et de pensée. En d’autres termes, la construction d’une notion et d’une vision pédagogique qui se projette bien au-delà des processus d’enseignement et de transmission du savoir, qui conçoit la pédagogie comme une politique culturelle.