C’EST UN PLAIDOYER ÉLOQUENT ET VÉRIDIQUE LAISSÉ DANS LES OUBLIETTES DE L’HISTOIRE
Personne ne devrait avoir la présomption de se présenter devant un auditoireaméricain intelligent sans avoir un sujet important ou un but sérieux.Quels que soient les autres domaines où je suis peut-être déficient,j’espère avoir les qualifications nécessaires, en ce qui concerne etmon sujet et mon but, pour m’adresser à vous ce soir.
Mon sujet est Haïti, la République Noire; la seule République Noire aumonde qui se soit faite elle-même. Je dois vous parler de son caractère,de son histoire, de son importance, de sa lutte contre l’esclavage pourparvenir à la liberté et de sa condition de nation. Je dois vous parler deson progrès au point de vue civilisation ; de ses relations avec les États-Unis; de son passé et de son présent ; de son destin probable ; et de l’importance de son exemple comme République libre et indépendante pourle destin de la race africaine dans notre pays et ailleurs.Si, par un énoncé véridique des faits et une déduction correcte faite à partird’eux, j’arrive à promouvoir, à n’importe quel degré, une meilleure compréhension de ce qu’est Haïti et à permettre une meilleure appréciation de ses mérites et de ses services au monde ; surtout, si je peux promouvoir des sentiments plus amicaux à son égard dans ce pays et, en même temps, donner à Haiti elle-même, comme amie, une idée de ce que ses amis et le mondecivilisé espèrent et attendent d’elle, à juste titre, j’aurai atteint mon but.
Il y a plusieurs raisons pour lesquelles une bonne entente devrait existerentre Haïti et les États-Unis. Sa proximité, la similarité de son système degouvernement, ses importantes et grandissantes relations commercialesavec nous devraient à elles seules nous rendre profondément intéressés àson bien-être, à son histoire, à son progrès et à ce que peut être son destin.Haïti est un pays riche. Elle a beaucoup de choses dont nous avons besoinet nous avons beaucoup de choses dont elle a besoin. Les relations entrenous sont aisées. Si on mesure la distance par le nombre d’heures et l’amélioration des bateaux à vapeur, Haïti n’est qu’à trois jours de New York et à trente-six heures de la Floride; en fait, une voisine toute proche. Pour cette raison, et pour d’autres aussi importantes, des relations amicales et profitables devraient subsister entre les deux pays. Bien que nous ayons mille ans de civilisation derrière nous et Haïti seulement un siècle ; bien que nous soyons grands et Haïti petite ; bien que nous soyons puissants et Haïti faible; bien que nous soyons un continent et Haïti, elle, est bornée de toutes parts par la mer, le temps viendra peut-être où, même dans sa faiblesse,Haïti pourra être une force pour les États-Unis.
Maintenant, malgré cette évidente possibilité, c’est un fait remarquable etdéplorable qu’alors qu’Haïti est si proche de nous et tellement capable denous être utile; alors que, comme nous, elle essaie d’être une républiquesoeur et est désireuse d’avoir un gouvernement du peuple, par le peuple etpour le peuple; alors qu’elle est l’un de nos meilleurs clients, vendantson café et ses autres produits de valeur à l’Europe contre de l’or et nous envoyant son or pour acheter notre farine, notre poisson, notre huile, notre boeuf et notre porc; alors qu’elle enrichit ainsi nos marchands et nos fermiers et notre pays en général, elle est l’unique pays auquel nous tournons le dos.
Nous l’accusons d’être plus amicale envers la France et les autres pays européens qu’envers nous. Cette accusation, si elle est vraie, a une explication naturelle et la faute nous revient plus qu’à Haïti. Personne ne peut faire état d’aucun acte que nous ayons posé pour gagner le respect et l’amitié de cette République noire. Si, comme on le prétend, Haïti est plus cordiale envers la France qu’envers les États-Unis, c’est en partie parce qu’Haïti est elle-même française. Sa langue est française; sa littérature est française, ses moeurs et ses manières sont françaises; ses ambitions et aspirations sont françaises; ses lois et modes de gouvernement sont français ; son clergé et son éducation sont français; ses enfants vont étudier en France et leurs esprits sont remplis des idées françaises et de la gloire française.Mais une raison plus profonde de la froideur entre nos pays est la suivante:Haïti est noire et nous ne lui avons pas encore pardonné de l’être, [Applaudissements] ni pardonné au Très-Haut de l’avoir faite noire. [Applaudissement]
Notre civilisation si vantée est loin en arrière de toutes lesautres nations en ce qui a trait à cet acte sublime de repentir et de pardon.[Applaudissements.] Dans tous les autres pays du globe, un citoyen d’Haïtiest assuré d’un traitement civil. [Applaudissements.] Dans toutes les autresnations, sa souveraineté est reconnue et acceptée. [Applaudissements.]
Partout où tout autre homme peut aller, il peut aller. [Applaudissements.] Il n’est pas repoussé, exclu ou insulté à cause de sa couleur. [Applaudissements.]Tous les lieux de divertissements et d’enseignement lui sont ouverts.[Applaudissements.] La situation est grandement différente pour luiquand il s’aventure à l’intérieur des frontières des États-Unis. [Applaudissements.]
De plus, après qu’Haïti eut secoué les chaînes de l’esclavage, etlongtemps après que sa liberté et son indépendance eurent été reconnuespar toutes les autres nations civilisées, nous avons continué à refuser dereconnaître ce fait et l’avons traitée comme si elle était en dehors de lacommunauté des nations.Personne ne saurait oublier de sitôt un tel traitement ni s’empêcher d’enéprouver des ressentiments sous une forme ou une autre. [Applaudissements.]
Ne pas le faire serait attirer à bon droit le mépris.Dans sa nature même, le pays possède beaucoup pour inspirer à son peupleforce, courage et respect de soi. Topographiquement, le pays est magnifiquement beau, grandiose et impressionnant. Revêtu de son atmosphère bleue et parfumée, il s’élève de la mer environnante dans une splendeur sans égale. En décrivant la grandeur et la sublimité de leur pays, les Haïtiens pourraient également adopter la description poétique de notre propre fier pays.
[Applaudissements.]
Une terre de forêts et de rochersDe mers d’un bleu profond et de grandioses rivièresDe montagnes dressées dans l’air pour raillerLa secousse de l’orage, le frissonnement de l’éclairMon vert pays à moi, pour toujours.C’est un pays d’une beauté frappante, diversifiée par des montagnes, desvallées, des lacs, des rivières et des plaines, et qui contient en lui-mêmetous les éléments nécessaires pour une grande et durable richesse. La composition calcaire de ses montagnes et de son sol est une garantie de fertilité perpétuelle. Sa chaleur tropicale et son humidité insulaire maintiennent sa végétation fraîche, verte et vigoureuse toute l’année. À une altitude de huit milles pieds, ses montagnes sont encore recouvertes de forêts d’une grande variété et d’une grande valeur. Son climat, variant avec l’altitude comme celui de la Californie, s’adapte à toutes constitutions humaines et à toutes formes de productions agricoles.Fortuné dans son climat et dans son sol, il l’est aussi dans sa géographie.Ses côtes sont marquées de nombreuses indentations formées par desbras de mers, des rivières et des ports où tous types de vaisseaux peuventjeter l’ancre sans danger, facilitant le commerce. Protégée de chaque côtépar des montagnes altières, riches en verdure tropicale de leur base à leurcime, ses eaux bleues parsemées ici et là des ailes blanches des bateauxde commerce de tous les pays et de toutes les mers, la Baie de Port auPrince rivalise presque avec celle de Naples, plus fameuse et la plus belledu monde.
L’une des baies du pays a attiré le regard du gouvernement américain.Le Môle St. Nicolas, dont nous avons beaucoup entendu parler et entendrons parler beaucoup plus encore, est un port splendide. On le désigne, comme il se doit, le Gibraltar de ce pays. Il commande le Passage du Vent, la porte naturelle du commerce du nouveau comme de l’ancien monde. Important maintenant, nos politiciens prévoient qu’il le sera plus encore quand le Canal de Nicaragua sera achevé. Par conséquent, nous voulons de ce port comme station navale. On pense que la nationqui peut l’acquérir et le conserver sera maîtresse de la terre et de la merdans son voisinage. Des Américains ont dit quelques paroles irréfléchiesau sujet de l’acquisition de ce port.[Applaudissements.] «Nous devonsl’avoir pacifiquement, si nous pouvons, par la force si nécessaire » disent- ils. Je doute que nous l’obtiendrons par l’un ou l’autre moyen, [Applaudissements] pour la simple raison qu’Haïti ne se rendra pas paisiblementet qu’il coûterait beaucoup trop de l’arracher d’elle de force. [Applaudissements.]Je pensais, dans ma naïveté quand j’étais Ministre et Conseiller Général en Haïti, qu’elle pourrait, en geste de courtoisie, faire cette concession aux États-Unis, mais j’ai bientôt découvert que le jugement d’un Ministre américain n’était pas le jugement d’Haïti. Jusqu’à ce que je fasse l’effort pour l’obtenir, je ne connaissais pas la force et la vigueur du sentiment avec lequel il allait être refusé. [Applaudissements.]Haïti a quelque répugnance à perdre contrôle d’un seul pouce de son territoire.[Applaudissements.] Aucun homme politique en Haïti n’oseraitfaire peu de cas de ce sentiment. Aucun gouvernement ne pourrait le fairesans qu’il ne coûte au pays révolution et effusion de sang. [Applaudissements.]
Je ne croyais pas que le Président Harrison souhaitait que je poursuivele sujet jusqu’à obtenir ce résultat. [Applaudissements.] Au contraire, je crois que, comme ami de la race noire, il désirait la paix dans ce pays.[Applaudissements.]La tentative de créer des sentiments de colère aux États-Unis contre Haïti,parce qu’elle a jugé convenable de nous refuser le Môle St. Nicolas,n’est ni raisonnable ni honorable. Il n’y avait ni insulte ni mauvaise foidans cette affaire. Haïti a le même droit de refuser que nous avons de demander et il n’y avait d’insulte ni dans la demande ni dans le refus. [Applaudissements.]
Ni l’importance commerciale d’Haiti, ni son importance géographique ounumérique ne doivent être sous-estimées. [Applaudissements.] Si elle désire beaucoup du monde, le monde désire beaucoup de ce qu’elle possède.[Applaudissements.] Elle produit du café, du coton, du bois de campêche,du bois d’ébène et du gaïac. Le revenu que le gouvernement réalisede ces produits est entre neuf et dix millions de dollars. Avec un tel revenu,si Haïti pouvait être délivrée des révolutions, elle pourrait facilementdevenir, en proportion à son territoire et à sa population, le pays le plusriche du monde. [Applaudissements.]
Et pourtant, elle est comparativement pauvre, parce qu’elle est révolutionnaire.La population d’Haïti est estimée à près d’un million. Je pense que lenombre actuel dépasse cette estimation. Dans les villes et les cités du pays,les gens sont en grande partie de sang mixe et leur couleur va du noir aublanc. Mais les habitants de l’intérieur sont de sang noir pur. La couleurdominante parmi eux est brun foncé avec un soupçon de chocolat.A plusieurs égards, ils sont assez beaux. Il y a en eux une sorte de majesté.Ils se tiennent debout avec fierté comme s’ils étaient conscients deleur liberté et de leur indépendance. [Applaudissements.] J’ai trouvé lesfemmes bien supérieures aux hommes. Elles sont élastiques, vigoureuseset belles. Elles se déplacent avec la cadence d’un cheval de race. La production, la richesse et la prospérité du pays dépendent largement d’elles.[Applaudissements.]
Elles fournissent des provisions aux villes et cités, lestransportant sur des distances de quinze à vingt miles 2 et souvent ellesportent un bébé comme charge additionnelle. Curieusement, ce bébé estattaché au côté de la mère. Elles ont l’air de ne faire aucun cas de leurfardeau, de la longueur du voyage ou de ce poids supplémentaire. Desmilliers de ces femmes de campagne en robes bleues simples et foulardsmulticolores, marchent en file le long des routes conduisant à Port auPrince. Le spectacle est certainement frappant et pittoresque. Une bonnepartie des produits du marché est aussi amenée des montagnes sur desânes, mules, petits chevaux et bétail. Dans le traitement de ces animaux,nous voyons en Haïti une cruauté héritée de l’ancien système esclavagiste.Elles les battent sans merci.
J’ai dit que les hommes ne m’ont pas frappé comme étant les égaux desfemmes. Je pense que cela est dû largement au fait que la plupart d’entreeux sont contraints de passer une bonne partie de leur vie comme soldatsau service de leur pays et c’est une vie souvent néfaste à la croissance detoutes qualités viriles. Un homme sur trois que vous rencontrez dans lesrues de Port-au-Prince est un soldat. Sa vocation est contre nature. Il estséparé de son foyer et du travail. Il est tenté de passer une bonne partiede son temps à jouer, boire et à s’adonner à d’autres vices destructeurs;des vices qui ne manquent jamais de se manifester de façon répulsivedans les manières et le comportement de ceux qui s’y adonnent. Quandj’ai marché à travers les rues de Port-au-Prince et ai vu ces hommes ternis,délabrés et mous, je me suis surpris à reprendre sur Haïti la lamentationde Jésus sur Jérusalem, me disant, « Haïti ! Pauvre Haïti! Quandapprendra-t-elle et pratiquera-t-elle ce qui lui apportera la paix et lebonheur ? »Aucune autre terre n’a de cieux plus lumineux. Aucune autre terre n’ad’eau plus pure, de sol plus riche ou de climat plus heureusement diversifié.Elle a toutes les conditions naturelles essentielles pour devenir unpays noble, prospère et heureux. [Applaudissements.] Pourtant, la voici, déchirée et brisée par les révolutions de factions bruyantes et par des anarchies; pataugeant d’année en année dans un labyrinthe de misère sociale.
De temps en temps, nous la trouvons convulsée par une guerre civile, engagée dans le terrible travail de la mort; répandant avec frénésie son propre sang et conduisant ses meilleurs cerveaux à un exil sans espoir. Port-au-Prince, une ville de soixante mille âmes, capable d’être transformée en l’une des plus saines, des plus heureuses et l’une des plus belles villes des Antilles a été détruite par le feu une fois chaque vingt-cinq ans de son histoire. L’explication est celle-ci : Haïti est un pays de révolutions.Elles éclatent sans avertissement et sans excuse. La ville peut être là aucoucher du soleil et disparaître au matin. Des ruines splendides, autrefoisles maisons de riches, se voient dans chaque rue. Dans différentes partiesde la ville, de grands dépôts, autrefois les propriétés de riches commerçants,nous sautent à la vue avec leurs murs détériorés et détruits. Quandnous demandons: « D’où viennent ces ruines lamentables? » « Pourquoin’ont-elles pas été reconstruites? » on nous répond par un mot… un motd’agonie et de sombre terreur, un mot qui va au coeur de tous les malheursde ce peuple: « la révolution ! » Les incertitudes et insécuritéscausées par cette folie révolutionnaire d’une partie du peuple sont tellesqu’aucune compagnie d’assurance n’assurera les propriétés à un taux queles moyens du propriétaire lui permettent de payer. Dans de telles conditions, il est impossible d’avoir un esprit quiet. Il y a même une anticipation chronique, fiévreuse de désastres possibles. Des feux incendiaires: Feux commencés spontanément comme marque d’insatisfaction contre le gouvernement ; feux par vengeance personnelle, et feux pour promouvoir une révolution sont d’une fréquence étonnante. On pense parfois que cela est dû au caractère de la race. Loin de là. [Applaudissements.]
Les gens ordinaires en Haïti sont assez pacifiques. Ils n’ont aucun goût pour lesrévolutions. La faute ne revient pas au grand nombre d’ignorants mais aupetit nombre des éduqués ambitieux. Trop fiers pour travailler et pasdisposés à faire du commerce, ils font de la politique l’affaire de leurpays. Gouvernés ni par amour ni par compassion pour leur pays, ils ne sesoucient pas des abîmes où ils peuvent plonger. Aucun président, quelque soit son degré de vertu, de sagesse et de patriotisme ne leur convientquand il arrive qu’eux-mêmes n’ont pas le pouvoir.Je souhaiterais pouvoir dire que ceux-ci sont les seuls conspirateurs contrela paix en Haïti mais je ne le peux. Ils ont des alliés aux États-Unis.Des développements récents ont montré que même un ancien Ministredes États-Unis, résident et Consul Général de ce pays s’est prononcé contrele gouvernement actuel d’Haïti. Il se trouve que nous avons des hommesdans ce pays qui, pour réaliser leurs objectifs personnels et égoïsteséventeront la flamme de la passion entre les factions en Haïti et aideronten plus à fomenter des révolutions.
À leur honte, qu’on sache que des Américains hautement placés se sontvantés de leur habileté à commencer une révolution en Haïti à leur gré.Ils n’ont qu’à rassembler assez d’argent, disent-ils, avec lequel armer etéquiper les mécontents de chaque faction, pour atteindre leur objectif.Des hommes qui ont de vieilles munitions de guerre ou de vieux bateauxà vendre, des bateaux qui couleront à la première tempête, ont un intérêtà attiser une lutte en Haïti Cela leur donne un marché pour leurs vilesmarchandises. D’autres, aux tendances de spéculateurs et qui ont del’argent à prêter à un taux élevé d’intérêt sont heureux de conspirer avecles chefs révolutionnaires de l’une ou l’autre faction pour leur permettrede commencer une insurrection sanglante. Pour eux, le bien d’Haïti n’estrien, l’effusion de sang humain n’est rien; le succès d’institutions libres…
CE PLAIDOYER SUR HAITI EST DE L’Honorable FREDERICK DOUGLASS. Prononcé le 2 janvier 1893 à l’occasion de l’inauguration du pavillon Haïtien à la Foire Internationale de Chicago 1.Traduction de Marlène Rigaud Apollon