Décès de l’ancien Président haïtien Lesly Manigat: Biographie et implication, intétêts et passions


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7:00 am

Décès de l’ancien Président haïtien Lesly Manigat

Le professeur, intellectuel et ancien président d’Haïti, Lesly Saint Roc François Manigat est décédé ce matin (vendredi 27 juin 2014), à l’âge de 83 ans, après une maladie courageusement supportée, a appris la rédaction de Vant Bèf Info.

Né le 16 août 1930, à Port-au-Prince (Haïti) et fondateur du Parti politique « le Rassemblement des démocrates nationaux progressistes » (RDNP), Monsieur Manigat fut le 43e président de la République d’Haïti du 7 février 1988 au 20 juin 1988.

Politologue, enseignant, l’ex Président Manigat est l’auteur de plusieurs ouvrages.

En cette douloureuse circonstance, l’équipe de Vant Bèf Info présente ses sincères condoléances à son épouse Madame Mirlande Hyppolite Manigat, à sa famille, aux membres du RDNP et à toutes les personnes affectées par cette perte inestimable.

 L’ancien président haïtien Leslie François Saint-Roc Manigat ( 07/02/88 – 20/06/88) est mort, tôt le 27 juin 2014, a appris Le Nouvelliste de sources proches de sa famille. « Il est mort dans son sommeil », a confié au journal Mirlande Hyppolite Manigat, sa femme. En larmes et visiblement très perturbée, celle qui a été son élève avant de devenir son épouse, puis son successeur à la tête du Rassemblement des démocrates nationaux progressistes (RDNP), parti politique fondé par Manigat, n’a pas pu en dire plus au journal vendredi matin.

Malade depuis un certain temps, diminué par le virus du chikungunya, cinquante et un jours avant ses 84 ans, Leslie Manigat s’est éteint entouré de ses proches en sa résidence de La Closerie des Palmiers, à Marin, en Plaine. Né à Port-au-Prince le 16 août 1930, élevé par sa mère veuve très tôt, entouré de deux sœurs et d’un frère issus d’une famille déchirée pour des raisons sociales, Manigat a eu une enfance contrastée entre l’abondance chez son père où la famille est riche et, certains jours, la misère chez sa mère, femme orgueilleuse qui refuse de taper aux portes de sa belle-famille.

Manigat, après avoir fréquenté les meilleures écoles de la capitale haïtienne, premier de classe pendant toute sa scolarité, part comme boursier pour la France en 1948. Leader naturel, il entame à son retour, cinq ans plus tard, une brillante carrière d’enseignant, d’historien et de fonctionnaire. Au début des années soixante, il se brouille avec le régime de François Duvalier et part en exil en 1963.

Manigat poursuit sa carrière sur tous les fronts dans les plus grandes universités. Après avoir commencé à l’Ecole normale et à l’Ecole des hautes études internationales en Haïti, il fait une remarquable carrière dans les universités américaines Johns-Hopkins et Yale, à Paris VIII (Vincennes), à Paris I (Panthéon-Sorbonne), au West Indies Universities à Trinidad, à l’Université de Caracas au Venezuela, à l’Institut d’études politiques de Paris et à l’Institut des hautes études internationales de Genève en Suisse, pour ne citer que ces institutions.

C’est au Venezuela qu’il fonde, à l’orée des années 80, le Rassemblement des démocrates nationaux progressistes (RDNP). Le parti sera l’instrument de sa conquête du pouvoir. Revenu en Haïti au printemps de 1986, après la chute de Jean-Claude Duvalier, Manigat retrouve ceux qui voient en lui le meilleur de leur génération. Il se remet en selle, continue ses recherches d’historien, publie une œuvre abondante et fait de la politique. Beaucoup de politique. Grand ami du journal Le Nouvelliste et de son directeur et rédacteur en chef de l’époque, Lucien Montas, Manigat reprend vite sa place dans le débat politique. Il utilise au mieux son arme de prédilection, l’écriture, pour partager ses idées.

Ses articles et notes de conjoncture sont des monuments de longueur et d’éloquence. Il analyse, déchiffre, propose. Leslie Manigat rencontre les militaires, les hommes d’affaires, rassure sur ses choix idéologiques, entretient des réseaux de supporteurs dans la diaspora et en Haïti, tient le RDNP de main de maître. Il fait de la politique. A l’ancienne.

Sur le terrain, la gauche multiforme séduit le plus grand nombre. Ses adversaires idéologiques occupent la presse électronique, les radios en particulier, pendant qu’il tire ses dernières cartouches. Un monde prend fin, les nouveaux politiciens haïtiens émergent. L’homme qui parle tout le temps rate déjà le virage communicationnel de l’après-Duvalier sans s’en rendre compte.

Le brillant professeur d’université ne revient pas dispenser ses cours dans les salles de classe où la nouvelle élite militante se forme dans le chaudron des années de l’après-Duvalier. Le premier de classe ne se met pas à la hauteur de ses possibles alliés.

Manigat est un solitaire, un diamant, un homme seul. Il ne fait pas d’alliance. Jamais, quand il reçoit des coups, il ne sera défendu par qui que ce soit de la classe politique. N’empêche, sa stratégie fonctionne. Il est élu président d’Haïti moins de deux ans après son retour au pays. Plus qu’une victoire aux urnes, ce sont les Forces armées d’Haïti (FADH) qui font choix de Manigat en janvier 1988 pour tenter de nettoyer le fiasco des premières compétitions électorales démocratiques tenues sous l’égide de la Constitution de 1987.

Leslie Manigat devient président de la République d’Haïti au terme d’une élection singulière, sans grande participation populaire. Il devient le premier président élu de l’après-dictature. L’entrée d’Haïti en démocratie commence mal, mais elle commence avec lui.

Comme il la nommera lui-même, sa « percée louverturienne » de professeur d’histoire pour accéder au pouvoir, en référence aux stratégies de Toussaint Louverture avant l’indépendance haïtienne de 1804 face aux puissances étrangères, n’a pas les effets escomptés. Le scrutin qui porte Leslie Manigat au pouvoir est contesté par une partie de la classe politique en réaction aux élections noyées dans le sang le 29 novembre 1987.

Une certaine presse le décrit comme « le président marionnette ». Sans appui au Parlement, où sa femme est sénateur, Manigat a du mal à mettre en œuvre la moindre réforme dans un pays rétif à passer aux ordres des autorités civiles après deux ans de pouvoir du général Henry Namphy.

L’administration publique est dominée par les suppôts de l’ancien régime macouto-militaire, l’opposition démocratique veut la perte de Manigat. Le nouveau président n’a aucun soutien. Son rapprochement avec le Venezuela, ses amitiés avec l’Internationale de la démocratie chrétienne, son empressement à se défaire de l’étreinte des militaires et une scission au sein de l’armée le fragilisent.

L’Armée débarque Manigat le 20 juin 1988. Il est embarqué, avec sa famille, dans un avion en partance pour la République dominicaine. C’est le retour en exil. Certains de ses ministres sont incarcérés. Elu dans l’indifférence, Manigat subit son coup d’Etat dans la totale indifférence de la population. La communauté internationale ne dit rien. L’épisode Manigat président se termine.

De 1988 à sa mort, toutes les tentatives de Leslie Manigat pour revenir au pouvoir resteront vaines. En 2006, il affronte René Préval pour le poste de président, mais décroche moins de 14% des votes. Mauvais joueur, il est aussi mauvais perdant. Sa femme, assurée d’un raz-de-marée pour devenir sénateur de l’Ouest, renonce par solidarité à sa défaite.

Manigat a des mots durs pour ce peuple sans mémoire qui jette son dévolu sur d’autres que lui et ceux de son camp. Le divorce est consommé. Après les militaires et les marxistes avec qui il a maille à partir, Manigat et le RDNP n’ont pas d’atomes crochus avec le courant Lavalas, à l’époque. René Préval remporte la présidence et gouverne sans faire d’ouverture à son concurrent direct.

En août 2007, Leslie Manigat abandonne la direction du RDNP. Sa femme, Mirlande Hyppolite Manigat, est désignée par les instances autorisées du parti pour en devenir le secrétaire général. C’est une longue carrière de politicien qui s’achève pour celui qui s’est toujours cru de la race des élus pour servir Haïti.

Leslie Manigat quitte la politique active sans avoir rencontré la légitimité populaire. On respecte le professeur, on admire l’érudit, mais on ne l’aime pas. On le craint. On l’envie. Dans un pays où le cœur décide plus souvent que la raison, Manigat rate l’examen politique pour avoir mal négocié le tournant du siècle dans un pays qui change et continue de s’éloigner de l’idéal d’homme de bien qu’il personnifie. Dans la liste de ses ennemis politiques, Leslie Manigat identifie, sans ordre précis, les marxistes, la communauté internationale et les médiocres. « Vous savez, je n’ai jamais été communiste.

Certains m’ont voulu presque à mort de ne pas être communiste », dira-t-il. De la communauté internationale qui ne comprend pas le pays, sa sentence fuse : « Haïti, ce n’est pas seulement une grande histoire de la Révolution, c’est un phénomène extraordinaire de la vigueur de l’esprit. On ne comprend pas Haïti. Et c’est pourquoi l’international fait des erreurs en nous assimilant à des expériences ordinaires».

Pour ce qu’il s’agit des médiocres, il est sans appel : « Je ne condamne pas quelqu’un qui est médiocre, c’est la majorité que je condamnerais, mais je dis qu’il ne faut pas que la médiocrité donne le ton dans ce pays. Il ne faut pas que c’est parce qu’on est médiocre qu’on s’agglutine, qu’on fait front de manière à empêcher à la qualité de triompher», dira-t-il au magazine Ticket. Bon vivant, gourmand, gourmet, charmeur, amoureux de lui-même et de sa science, curieux des choses de la vie, attentif aux palpitations du monde et de la cité, dans une rare interview intimiste accordée au magazine Ticket,

Leslie Manigat s’est dévoilé comme jamais. Ticket titra : « J’avoue avoir vécu » avec une photo pleine page en une de l’invité d’honneur de l’édition de 2004 de Livres en folie. Leslie Manigat fera deux mariages et aura six filles. Homme à femmes, il confessera à Ticket : « Je connais un homme qui n’a expérimenté toute sa vie que le mariage avec son épouse jusqu’à l’heure actuelle. Et vous savez, je l’admire. Je ne suis pas sûr de l’envier, mais je l’admire. Mais, pour moi, ma nature ne m’a pas permis d’avoir cet idéal. J’avais l’idéal, mais de le vivre, c’est autre chose.

Curiosité d’historien, diversité des hommes, je n’ai jamais pu concevoir de n’aimer qu’un type de personne. En général, comme disait l’autre, je ne suis pas d’un seul livre. J’avoue avoir vécu la diversité et, pour moi, c’est une donnée fondamentale de la vie». Interrogé sur son rapport avec les femmes et la beauté, Leslie Manigat aura cette tirade sublime : « Comment peut-on être indifférent au spectacle de la femme ? …Moi je dis qu’il suffit de regarder cette beauté-là, je dis seulement regarder, pour se dire que la vie est digne d’être vécue. » Dans cette longue interview accordée à Ticket, il poursuit : « Le spectacle de la beauté et la plus grande récompense de l’être humain.

Et ce qui, à mon avis, fait qu’un homme reste un homme est sa sensibilité au spectacle de la beauté. Etant donné que nous sommes des êtres de chair et d’os, il faudra privilégier la beauté du corps en général et la beauté d’un corps féminin. Et cette beauté qui non seulement est une incitation, non seulement est une invitation, mais c’est aussi une tentation à laquelle des hommes comme moi ne peuvent accepter de se priver et de résister.

Je crois qu’il faut succomber à la beauté. » Fondateur du Centre d’études secondaires avec une pléiade de camarades de sa promotion en 1954, fondateur en 1958 de l’Ecole des hautes études internationales, aujourd’hui Institut national d’administration, de gestion et des hautes études internationales (INAGHEI), rattaché à l’Université d’Etat d’Haïti, professeur émérite des Universités en Europe, aux Etats-Unis et dans la Caraïbe, historien, homme d’Etat, Leslie Manigat laisse une oeuvre immense qui embrasse Haïti et l’Amérique latine.

On ne compte plus les ouvrages, les brochures, les conférences, les articles de ce boulimique. Questionné sur le compagnonnage entre l’historien et le politicien dans son parcours, Manigat dira : «Le rapport entre la politique et la vie intellectuelle est le grand drame de ma vie. Et je l’accepte intégralement. Parce que si j’étais resté en France, je serais resté purement et simplement un historien politologue. C’est à cause d’Haïti que j’ai dû engager la bataille politique. L’engagement dans la bataille politique pour faire la politique autrement. Ceci a créé un problème extraordinaire. » Leslie Manigat restera dans l’histoire comme un chantre d’une certaine et haute idée d’Haïti. Dans l’entretien réalisé en 2004, il expliquera sa vision d’Haïti en ces mots : « Haïti n’est pas seulement la négritude debout, c’est l’intelligence debout.

Voyez l’Histoire d’Haïti, c’est nous qui, par nos productions, avions gagné la bataille de l’égalité des races humaines avant la décolonisation. C’est extraordinaire ! Regardez l’œuvre haïtienne. C’est un petit pays qui a fait une œuvre intellectuelle extraordinaire. Il n’existe pas de proportion entre la richesse de la production haïtienne et, hélas, nos performances dans d’autres domaines. Victor Hugo, probablement le plus grand esprit du XIXe siècle, a dit d’Haïti que c’était une lumière. Et je crois que c’est ça qu’il faut que nos jeunes comprennent. Nous avons fait un effort intellectuel tel que Victor Hugo nous a appelés une lumière ! Est-ce que nous méritons aujourd’hui d’être appelés une lumière ?

Voilà le gros problème de la décadence et de la déchéance haïtienne. » Le dernier texte publié par le prolifique professeur Manigat demeure son adresse à la Jeunesse de mars 2014. Il y disait : « Toute ma vie, j’ai mené le bon combat patriotique et j’ai conduit le Rassemblement des démocrates nationaux progressistes, depuis sa fondation en 1980, sur le chemin de la construction démocratique, du respect des autres, de la grande lutte pour la justice sociale et l’indépendance nationale. »

Au soir de sa vie, Leslie Manigat, politique jusqu’au bout, conclut sa dernière adresse : « Plus que jamais, l’Alternative, c’est nous. L’Alternative, c’est vous ! ». L’inversion entre le nous et le vous de cette formule de clôture est significative, Manigat comprend enfin que la démocratie, c’est les autres. Ce peuple haïtien si changeant qu’il faut charmer, pas éblouir.

 

Frantz Duval duval@lenouvelliste.com Twitter:@Frantzduval

 

Frantz Duval : Professeur Manigat, d’où vous est venue cette passion pour les études, ce goût pour l’histoire, l’appétit de chercher, de dire et de publier ? Leslie Manigat : Je dirais que d’abord il y a une dotation. Et je le dis, je le reconnais, certains s’étonnent que j’insiste là-dessus, mais je crois que, au départ, il y a l’inné et l’acquis. L’inné, ce n’est pas seulement une affaire de don naturel, c’est aussi un héritage familial, c’est un milieu ambiant, etc., en tout cas, il y a d’abord ce qu’on peut appeler l’inné. Donc, je le reconnais, il y a un degré qualitatif qui oriente vers et qui prépare pour. Donc, j’ai un inné qui explique que ma nature a été faite de telle sorte que je pouvais me déployer dans cette direction. Ensuite, il y a eu l’expérience de l’enfance. L’enfance pour moi a été un moment capital. J’ai eu une enfance très contrastée. Je n’ai pas eu une enfance banale, ordinaire. J’ai connu des extrêmes à cette période de ma vie. D’abord, je dirais un contexte de conte de mille et une nuits. Car, dans ma famille paternelle, le général François Manigat avait un goût pour ce qu’on peut appeler la grandeur. Et il avait construit à Martissant sur 5 carreaux et demi de terre une villa qui s’appelait Eden Villa où j’ai pu voir les restes de quelque chose d’extraordinaire, de merveilleux. Il y avait à Martissant absolument tous les fruits du pays. Que ce soit des oranges de Jacmel, des ananas du Cap, des mangues du Cap, mais absolument tout. Quand j’étais à Martissant, j’ai vécu dans ce contexte naturel où véritablement j’ai connu quelque chose d’extraordinaire. Mais mieux que ça, comme il avait une assez importante fortune, il avait accumulé des choses qui nous laissaient vraiment pantois. Je me rappelle un collier que ma grand-mère avait, un collier serpentiforme. Eh bien! Écoutez : Franklin Delano Roosevelt a offert 18 000 dollars américains pour ce bijou. Qu’il n’a pas eu évidemment puisque c’est un bijou de famille. Autre exemple : mon frère et moi, nous étions très jeunes à l’époque et n’avions pas beaucoup d’expérience des choses. Je me souviens qu’il y avait du vin dans des caves que nous prenions, nous buvions et nous disions : « Ah ! Il y en a un dépôt au fond, c’est peut-être pas bon », alors précisément que ce dépôt était le signe d’un excellent vin. C’est dire que là, c’était la richesse, l’opulence, les restes. On a vécu ça à un certain moment. Et je vais vous dire encore quelque chose, que je ne devais peut-être pas dire compte tenu de la mentalité haïtienne. Ma mère, veuve, nous a élevés, quatre enfants. Ma mère et moi, nous avions connu des moments de pauvreté, des moments de misère extraordinaire où on pouvait voir deux, trois jours arrivés sans mettre la marmite sur le feu. Un autre exemple : un jour, ma mère a pris le verre de la lampe et l’a envoyé au Marché Salomon pour que nous ayons le maïs moulu de la soirée. Pourtant, on pouvait aller à Martissant, on y passait des moments extraordinaires, mais il y a eu toujours des histoires de famille. C’était la famille du général Manigat, illustre depuis le XVIIIe siècle, d’un côté, et ma mère, une humble institutrice, de l’autre. Et elle avait l’orgueil de vouloir élever ses enfants malgré la possibilité d’un bien-être matériel qui était plus assuré à Martissant, dans la belle-famille. Cela m’a donné quelque chose d’extraordinaire, vous savez. J’aime les contrastes et je gère les contrastes. Rien ne peut me surprendre à un point scandaleux. J’ai été préparé par la vie à accepter les contraires. C’est peut-être pour ça que certains disent que je suis sage. Je le suis devenu ! Evidemment. Mais je crois que ce qui est important pour moi, c’est cette enfance contrastée où véritablement on a connu, dans une espèce d’acceptation qui est devenue notre humanisme, mes frères et moi, un esprit de sagesse. On n’a jamais envié personne. Nous étions à Saint-Louis de Gonzague, nous étions pauvres, comme je vous l’ai expliqué. Eh bien! À Saint-Louis de Gonzague, j’étais absolument à l’aise, détendu avec les fils de riches. Et il n’y a pas eu des aspérités à contrôler, des écarts qui montraient trop l’injustice réelle et objective de la réalité sociale, absolument pas. On a été naturels et je crois que si on peut parler de nous à propos de notre enfance, nous dirons qu’on a eu une enfance heureuse malgré les difficultés. C’est ce qui m’a marqué. Nous avions une situation d’émulation. Nous étions trois à nous disputer le leadership scolaire et généralement on me considérait comme tête de classe. Je me souviens qu’en classe de seconde il y avait une compétition entre Métellus, Féfé Lamour et moi. Nous avons fait les moyennes les plus fortes de toute l’histoire de l’Institution Saint Louis de Gonzague. Il m’arrivait même de pleurer quand j’étais 2e ! Arrivé à la maison, on me demandait ce qui se passe, je répondais en larmes : « Je suis deuxième. » Et mon grand-père maternel, Henry Augustin, me disait toujours quand j’arrivais le dimanche avec la note 25/25 pour bonne conduite, assiduité : « Je te donne 25 centimes. » Mais si, pour une fois, pour un rien ou une faute de créole, comme on disait à l’époque, j’avais un 24, il me donnait 25 centimes et me disait : « Tu me dois un centime. » Voilà l’ambiance dans laquelle nous avions grandi. Je ne suis pas en train d’embellir, je suis simplement en train de dire que même quand il y a eu des difficultés, des contrariétés, des obstacles, malgré ça, il y avait une espèce de maîtrise des choses qui parfois pouvait friser un degré d’insouciance. Ce n’était pas la mer à boire, on connaissait des moments difficiles, c’est entendu, mais il y a des valeurs, nous disait ma mère. Des valeurs qui étaient de tous les temps, des valeurs littéraires, des valeurs esthétiques. J’ai aimé le conte de Monte Christo parce que ma mère en faisait sa lecture quotidienne ! Ma fille Béatrice porte ce nom à cause de la Divine comédie de Dante, que j’ai prise chez ma mère. C’est pourquoi je ne comprends pas que quelqu’un soit méchant. On peut faire du mal à quelqu’un, involontairement évidemment. Mais vouloir systématiquement être méchant, ce n’est pas dans l’esprit de ma promotion, de ma famille, de ma génération. Frantz Duval : Votre premier diplôme, vous l’avez décroché à quel âge ? Leslie Manigat : Le baccalauréat, nous l’avons eu en 1948, mais pour le premier diplôme, ce fut à Paris où j’avais décroché ma licence ès lettres avec la mention Histoire. Le deuxième, c’est le diplôme d’études supérieures à la Sorbonne et le troisième, c’est le diplôme de l’Institut d’étude politique à la section de relations internationales. Frantz Duval : Le premier cours que vous avez dispensé ? Leslie Manigat : C’était à l’Ecole Normale Supérieure en 1953. Un cours d’Histoire. J’ai fait un cours sur 3 ans, je ne l’ai jamais oublié. C’était un cours sur la théorie de l’histoire. C’était la première fois qu’on enseignait la théorie de l’histoire chez nous. Pourquoi ? Parce que j’ai voulu inaugurer – et j’ai inauguré, je crois – l’ère de l’histoire professionnelle. Etre historien professionnel, c’est vraiment quelque chose de différent que d’être un historien traditionnel. L’historien traditionnel est, chez nous, l’historien amateur. Il a bien sûr l’intelligence, le talent pour nous donner une œuvre historique intéressante. Mais ce qui lui manque, c’est la méthode, la théorie et la technique. Or, il y a un métier d’historien. On apprend un métier d’historien. Frantz Duval : Votre première conférence ? Leslie Manigat : C’est le Frère Raphaël, à mon retour en Haïti, qui m’a demandé de faire une conférence pour les élèves de Saint-Louis de Gonzague. J’ai fait ça, par plaisir intellectuel. C’est une conférence qu’on a publié à Saint-Louis dans la revue Trait d’Union, je crois. Beaucoup de jeunes me demandent des fois, par curiosité, à voir le texte, histoire de voir comment, à 23 ans, on pouvait dire à des jeunes de 7-18 ans le plaisir que constitue la vocation intellectuelle. Frantz Duval : Premier livre publié ? Leslie Manigat : C’est Jean Price Mars qui l’a publié pour moi. C’est « Le délicat problème de la critique historique », mon premier texte vraiment imprimé. Bon, j’ai été historien en herbe dans les classes d’humanité. J’ai publié un certain nombre de textes d’histoire. Mais disons-le, c’était des dissertations historiques ; nous avions de bons cours de dissertations historiques à l’époque et il se trouve que, très souvent, je gagnais ces concours et ces textes étaient publiés dans Le Nouvelliste, par exemple. Cela signifie que dès avant les années 47-48, je commençais à publier des textes. Mais mon premier texte scientifique qui a fait du bruit – parce qu’il y a eu toute une polémique qui a éclaté autour de ce texte – fut « Le délicat problème de la critique historique », les sentiments de Pétion et de Boyer vis-à-vis de l’Indépendance nationale entre 1809 et 1814 où j’ai montré – évidemment, c’est pourquoi on ne l’a pas beaucoup aimé dans certains secteurs – qu’il y a eu des fléchissements en ce qui concerne la détermination de la souveraineté nationale, des fléchissements dus à des moments, dus à des pressions extérieures, notamment la pression française, dus aussi à un grand problème de l’histoire haïtienne que des Haïtiens hésitent à aborder avec objectivité à savoir le rapport entre les privilégiés minoritaires et la majorité sociale avec ses pressions au point qu’il y a eu une peur vis-à-vis d’une classe que l’on considérait comme dangereuse et cette peur explique dans une large mesure l’évolution historique haïtienne. Je le sais bien, je suis un protagoniste de la question, je sais bien que l’union nationale est la grande leçon de l’histoire d’Haïti. C’est évident, nous sommes nés de l’impératif de l’union solidaire. C’est clair, c’est la plus belle chose que nous n’ayons jamais faite. Et chaque fois qu’il y a une belle chose à faire en Haïti, c’est sous l’égide de l’union qu’on peut la faire. Mais il faut reconnaître que, malheureusement, l’union n’a pas toujours été le pain quotidien de l’histoire haïtienne dont une grande partie s’explique par des luttes, des conflits. Il ne faut pas s’en émotionner à un degré extrême. L’histoire ne se fait pas sur la base d’émotion, mais sur la base de la réalité. Frantz Duval : Votre premier flirt ? Leslie Manigat : Alors là, c’est difficile à définir, parce que je suis embarrassé… Bon, j’ai eu une amourette à l’âge de 17 ans, mais pour moi, c’était très sérieux. C’est toujours sérieux dans la famille. Enfin, c’était un flirt, mais, dans mon arrière-pensée, il y avait une possibilité que cela devienne sérieux. J’ai toujours aimé sincèrement. Et j’ai toujours aimé avec ce que j’appelle le risque du mariage. Toujours. C’est pourquoi je ne connais pas d’amour mercenaire, je n’ai jamais connu l’amour mercenaire. J’ai toujours aimé sincèrement, sérieusement. J’ai toujours aimé pour épouser. Alors, vous imaginez la quantité de mariages que j’ai dû faire si j’avais suivi mes tendances. Mais, c’est vrai, il y a une jeune fille à laquelle j’ai rendu hommage dans mon œuvre, c’est elle que je considère comme mon premier flirt d’adolescent. Ça ne signifie pas que ce soit vrai. C’est des épisodes que j’ai retenus, idéalisés et gardés dans mon esprit, mais c’est évident que je n’ai pas attendu 17-18 ans. Déjà vers les 14-15 ans, j’avais des frémissements, fait des déclarations, et dans toutes les classes ! Je suis un polyclassiste au niveau de l’amour. J’ai connu une amourette de paysanne, une petite jeune fille de la région de St-Roc, qui s’appelait Mélanie. Ce dont je me souviens, c’est qu’il m’arrivait de poser ma tête sur ses genoux et c’était tout. C’était tout. Frantz Duval : Premier baiser échangé ? Leslie Manigat : Le premier baiser, c’était probablement cette fillette de 15 ans avec laquelle j’ai connu ce que j’appelle mon premier amour. Elle est devenue plus tard l’une des plus grandes artistes de ce pays. Même là encore, j’étais bien innocent. Je ne l’ai pas connu au sens profond du terme. Nous avons eu vraiment cette amourette qui pour moi a eu importance bien après. A cause de ce que je suis devenu et à cause ce que qu’elle est devenue. Mais aucun de nous ne se doutait, à l’époque, qu’on était promis à ces destins-là. Frantz Duval : Vos premières amours parisiennes ? Leslie Manigat : Oh, c’était assez rapide parce que le milieu français est tellement différent du nôtre. Vous savez, en Haïti, il y a eu une explosion des rapports homme/femme à partir de 1950. Je suis parti en 48. Donc, je n’ai pas connu la période d’ouverture à partir d’ici. J’ai connu cette période d’ouverture à partir des mœurs de Paris. Même là, ça se faisait dans un contexte que d’autres appelleraient conformiste. Là, j’ai connu avec des étudiants à la Sorbonne leur premier éveil d’un amour profond, plus étalé, un amour formateur. Car l’amour forme à un degré extraordinaire. C’est l’expérience de la vie. Et c’est à partir de la première année que j’ai eu la première véritable expérience amoureuse. Frantz Duval : C’est la première fois que vous avez fait l’amour ? Leslie Manigat : Véritablement. Oh, vous savez, il y a eu des étapes intermédiaires. Quand, en Haïti, on allait à un bal par exemple et qu’on réservait à une petite jeune fille qu’on avait auparavant un boléro. Mais le boléro pouvait dans l’exaltation amoureuse atteindre innocemment presque les limites d’une étreinte amoureuse. Donc un boléro bien vécu, bien dansé signifiait quoi ? D’être un petit peu osé, car le fait même que c’était un boléro, ça produisait des réflexes tout à fait naturels et qui étaient acceptés des deux côtés. C’était un échange. Frantz Duval : Votre première grande passion ? Leslie Manigat : Ma première grande passion, elle n’est pas amoureuse, mais intellectuelle. J’ai lu un livre qui s’appelle « Un destin, Martin Luther », ça a été ma grande passion. Je n’ai jamais, mais jamais, imaginé qu’on pouvait prendre un personnage dans sa vérité et lui donner un relief, une humanité extraordinaire. C’est le premier grand livre qui m’a marqué et je l’ai toujours recommandé comme modèle de biographie. Non seulement c’est un modèle de biographie, c’est aussi pour moi une grosse révolution. Vous savez, je suis catholique, je suis resté catholique toute ma vie, je suis toujours catholique, fidèle à ma foi. Cependant, à partir de ma deuxième année à la Sorbonne, j’ai découvert la Réforme, la naissance du Protestantisme. Et depuis lors, je suis non pas un fanatique, mais un sympathisant de la Réforme. Car, pour moi, elle a été une ouverture de civilisation extraordinaire et c’est la raison pour laquelle, catholique, je dis que les protestants avaient raison au XVIe siècle par ce que j’appelle l’apport du Protestantisme au Catholicisme. Car beaucoup de choses que les catholiques font maintenant, ce sont les protestants qui les faisaient pendant longtemps, mais le catholique ne l’acceptait pas car le protestant était considéré comme hérétique. Donc, avec la conception hérétique qui était la mienne quand je suis parti, je voyais le protestantisme d’un mauvais œil. Mais, après avoir lu « Un destin, Martin Luther », j’ai compris au contraire, qu’il fallait une humanisation du catholicisme, une purification, un élargissement humaniste proposé par la Réforme, même si les réformateurs n’étaient pas à la hauteur. Dire que Luther a eu telle vie n’a aucune importance. Ce qui est important, c’est la qualité de la Réforme en tant qu’événement. La Réforme et la Renaissance ont créé les temps modernes. Frantz Duval : Première bagarre par amour ? Leslie Manigat : Je n’ai pas eu de bagarre par amour. Il y a plutôt eu des expressions de jalousie car lorsqu’on aime, on est jaloux, c’est évident. Nous n’étions pas dans le contexte de la bagarre, nous pouvions avoir un dépit amoureux. J’ai eu des moments de turbulences émotives dans le domaine du négatif, c’est-à-dire de la colère, du mécontentement. Mais bagarre, non. Je ne pense pas, dans toute ma vie, m’être bagarré avec quelqu’un. La violence est pour moi un produit d’observation. J’ai eu des moments d’emportement, surtout jeune, c’est évident. Mais je crois que j’ai maîtrisé tout ça. Je suis plutôt un familier de la violence par l’observation et non par expérience personnelle. Frantz Duval : Premier mariage ? Leslie Manigat : C’était un mariage d’amour, c’est évident. Je ne pouvais pas concevoir un mariage de raison ni un mariage d’argent pour la bonne raison que nous avons trop vécu en ignorant l’importance de l’argent. Nous étions dans la vingtaine à peine. D’autre part, c’était une personne qui méritait incontestablement d’être épousée. Je veux dire par-là qu’elle était belle au point que certains voulaient en faire une candidate à un concours de beauté. Elle était instruite, encore étudiante avec moi en Sorbonne. Je ne concevais pas, et c’est là mon problème existentiel, d’épouser quelqu’un qui ne puisse pas partager avec moi les joies intellectuelles. C’est injuste parce que j’ai beaucoup aimé des femmes qui n’étaient pas des intellectuelles et qui m’ont donné des satisfactions extraordinaires. J’e n’ai pas de préjugé. Cependant, la vie quotidienne à partager avec quelqu’un m’a toujours paru imposer un certain niveau de compréhension, de connaissance, bref, des choses à partager sur le plan de l’esprit. C’est la raison pour laquelle mon premier mariage a été avec une intellectuelle et mon second aussi d’ailleurs. C’est la fidélité à un modèle en quelque sorte. Nous avions connu des moments extraordinaires à Paris, en Haïti, etc. Est arrivé ce qui arrive malheureusement dans la vie, il y a eu des distanciations qui ont abouti à un divorce difficile. S’il y a un drame dans ma vie que j’ai vécu douloureusement, c’et mon premier divorce. Parce que je ne pensais pas au divorce. J’avais des torts évidents en ce qui concerne la fidélité, je le reconnais. Frantz Duval : Première infidélité ? Leslie Manigat : La première infidélité, c’était peut-être à mon retour, après le mariage. Je vais dire ceci : je connais un homme qui n’a expérimenté dans toute sa vie que le mariage avec son épouse jusqu’à l’heure actuelle. Et vous savez, je l’admire, je ne suis pas sûr de l’envier, mais je l’admire. Mais, pour moi, ma nature ne m’a pas permis d’avoir cet idéal. J’avais l’idéal, mais de le vivre, c’est autre chose. Curiosité d’historien, diversité des hommes, je n’ai jamais pu concevoir de n’aimer qu’un type de personne. En général, comme disait l’autre, je ne suis pas d’un seul livre. C’est en ce sens que je disais tout à l’heure j’avoue avoir vécu la diversité et, pour moi, c’est une donnée fondamentale de la vie. Et je crois encore que l’originalité d’Haïti est d’avoir la diversité culturelle à domicile. Autre diversité, le changement. On ne peut pas rester dans tous les domaines dans la fixité psychologique. Il y a une dynamique d’évolution. D’ailleurs, la plus belle définition de l’histoire que j’ai adoptée quand j’étais encore étudiant, c’est la définition de l’Ecole des Annales qui disait que l’historien est un homme qui croit changer les hommes et les choses et se demande pourquoi. C’est la raison pour laquelle ma définition de l’histoire est la science de l’évolution des sociétés humaines dans leur changement constant. Pour moi, la notion de changement est capitale. La mentalité haïtienne n’est pas aujourd’hui ce qu’elle était en 1804. Il y a toujours un changement à un rythme différent. Mais il arrive qu’il y ait une accélération de l’histoire, à ce moment-là, le rythme devient plus rapide et c’est ce que nous vivons. Nous vivons aujourd’hui une période de changement rapide. C’est ce qui explique qu’aujourd’hui, à 73 ans, je suis un fan de l’ordinateur. Mais il y a 10 ans, on en parlait comme expérience de la Seconde Guerre mondiale dans l’armée américaine. Aujourd’hui, c’est la réalité quotidienne. On ne peut plus s’en passer. C’est le changement. Il faut impliquer et gérer le changement au quotidien. C’est le changement qui est véritablement la dimension historique fondamentale. Frantz Duval : Racing ou Violette? Leslie Manigat : Racing. Je n’ai absolument aucune hésitation à répondre. Ecoutez! Je suis historien. Quand on est historien, on cherche la pluralité des motivations, des causes. Je ne suis pas raciniste parce que j’étais uniquement un admirateur de l’équipe. Bien sûr, j’ai été marqué par le Racing pour des raisons de ma vie ordinaire. Puis cela a été cristallisé dans des artistes qui m’ont fait vibrer quand j’étais jeune. Evidemment, tout le monde cite les mêmes mais, moi, je cite par exemple un dribleur extraordinaire Dany Madiou, et ceci m’a profondément marqué. Je cite Zoupim. Même Dadadou dont on disait qu’il avait une seule manière de frapper et de marquer un but, mais pas le reste parce qu’il aurait manqué je ne sais quelle énième dose d’intelligence, Dadadou était excellent. Pour moi, c’était aussi une dimension sociale car, à l’intérieur de la compétition, j’admirais le Violette, beaucoup de mes amis étaient violettistes, c’est normal, j’étais à Saint-Louis de Gonzague. Mais il y avait un problème Racing – Violette qui avait une dimension sociale. C’est incontestable. Maintenant, ajoutez un fait extrêmement important : ce que représente la vie humaine. La vie a un certain nombre de dimensions : celle du jeu, celle du débat et celle du combat. Le jeu est extrêmement important. La fonction ludique, ce n’est pas une affaire d’enfance. C’est affaire de vie, d’adulte jusqu’à la fin. Il y a des gens qui jouent jusqu’à l’heure actuelle avec l’humanité. Ce sont des jeux dramatiques, mais ce sont des jeux. Donc, je crois que là il est entré quelque chose. J’ai connu des footballeurs qui m’ont marqué et qui étaient d’une certaine tendance. Mais ils ont entretenu chez moi la fonction ludique qu’est devenue une théorie de l’histoire, un élément de la théorie de l’histoire. Donc, quand je parle du football, j’ai parlé de Racing, j’aurais pu parler du Brésil, mais c’est tellement ordinaire, classique, c’est tellement naturel que je sois brésilien. Pourquoi ? Parce que c’est en vogue chez nous, je vis dans mon pays. Le Brésil, c’est quoi pour nous ? C’est la plus grande nation latino-américaine, la plus grande sur le continent. Et le Brésil nous donne un orgueil, même quand il n’est pas mérité, qu’il y a une capacité de puissance dans une nation qui est fière chez nous. Il y a aussi la culture brésilienne qui est une culture plurielle. La dose de négritude qu’il y a dans le Brésil, je le dis sans aucune couleur raciste, nous amène à comprendre que des religions africaines implantées au Brésil vont donner un produit qui est absolument comparable au vaudou haïtien. C’est-à-dire qu’il y a une familiarité qui nous pousse vers le Brésil même sur le plan de la culture et de la religion. Est-ce que le Brésil le mérite tout le temps ? Ça c’est autre chose. Moi, je me rappelle un mot de dissertation historique qui disait : « Quel est le plus grand poète de la langue française ? » On répondait Victor Hugo. Hélas ! Le Brésil, c’est ça. Quelle est pour nous la meilleure équipe ? C’est évident que c’est le Brésil. Le Brésil, hélas ! Frantz Duval : Nemours ou Sicot ? Leslie Manigat : Ah ! J’ai été Nemours. J’ai été Nemours au moment de la polémique. La polémique pour moi était surtout entre Nemours et le Jazz des Jeunes. J’aimais le Jazz des Jeunes. J’allais le danser au Djoumbala. Il n’en demeure pas moins que le rythme, même quand je le critiquais rationnellement, qui s’imposait à moi, c’était le compas. C’est la raison pour laquelle j’ai été un fan de Nemours Jean-Baptiste. Et, jusqu’à l’heure actuelle, je suis de la catégorie de ceux qui aiment le compas. D’ailleurs, je ne dis plus le compas, je dis les compas, car il y a des compas différents à l’heure actuelle. Par exemple, il y a un compas que j’appelle « flamboyant ». On trouve l’expression dans certains morceaux de Tabou Combo. Mais il y a aussi un compas que j’appellerais « panaché », par exemple chez Jackito. Donc, il y a une variété dans le compas. Mais c’est clair, le compas, en tant que genre musical, s’est imposé et je dis c’est dommage, tout en le reconnaissant. Parce que les autres rythmes participent de la richesse inventive haïtienne. Frantz Duval : Entre Sweet Micky et T-Vice, vous préférez peut-être Djakout, System Band ou vous êtes plutôt compas pur ? Leslie Manigat : J’accepte la diversité, mais cela dépend des moments. Il y a des moments je dirais Tabou, bien sûr, il n’y a pas de doute. A un certain moment, T-Vice a attiré mon attention sur le rythme, le style, l’ambiance aussi. Sweet Micky, quant à lui, est un phénomène. Alors là, il faudrait analyser Sweet Micky dans toutes ses facettes, aussi bien la musicalité de Sweet Micky que les excès de comportement qui accompagnent cette musicalité absolument remarquable. A l’heure actuelle, je serais peut-être à Jackito, mais en acceptant qu’il y a aussi les autres rythmes comme le Racin, par exemple. Il y a un phénomène d’explosion musicale haïtienne, ça il faut l’admettre. Le genre s’impose d’abord, tout le monde est d’accord, et puis il explose et on a à ce moment-là un phénomène de feu d’artifice qui dure. A ce moment, il faut choisir. C’est comme quoi il y a des bulles. Il faut choisir une bulle comme préférence. Les groupes racin, à mon avis, appartiennent davantage à la culture haïtienne que le rythme compas. J’aime le rythme compas, mais je dois dire que c’est une analyse intellectuelle. Au niveau de la culture, les rythmes racin appartiennent davantage à la réalité vécue haïtienne que ces rythmes maintiennent, renouvellent et c’est la raison pour laquelle s’il y a une vogue du compas, il y a, par contre, une culture racin. Je dis une vogue du compas et une culture racin. Toutes les racin qu’on connaît, le rap par exemple, c’est une forme de racin qui a essayé de se greffer sur les rythmes américains, mais il n’en demeure pas moins que là on retrouve la sève vivifiante de la musique haïtienne. Frantz Duval : Thé ou café ? Leslie Manigat : Café. Et pourtant, j’ai été impressionné par le thé parce que ma tante Altagrâce Manigat avait passé une bonne partie de sa vie à Oxford. Quand elle est rentrée en Haïti, elle nous a familiarisé avec ce qu’on appelle le « Five o’clock tea ». On a gardé cette idée, mais jamais je n’ai aimé le thé. J’ai aimé le café à un point tel que la semaine de Pâques de 1950, j’ai pris une décision qui a marqué toute ma vie. Etant donné qu’à Paris, on m’envoyait du café et comme j’étais un addict du café au point tel que si je ne buvais pas le café à l’aube, j’avais la migraine. Je me suis dit, c’est bien simple, il faut en finir. Je vais accepter la migraine pour me débarrasser du café. Et, la semaine sainte de l’année 1950, je ne l’ai jamais oubliée, j’ai décidé de ne plus boire du café. J’ai connu la migraine, mais depuis lors, je ne bois plus de café. Frantz Duval : Whisky ou rhum ? Leslie Manigat : Alors là, vous me posez un problème difficile à résoudre. Nationalement, je dirais le rhum et plus particulièrement le meilleur. Particulièrement, lorsque je pars à l’étranger, j’emporte quelques bouteilles pour mes amis étrangers. Le Rhum Barbancourt et le café de St-Marc sont des produits de qualité mondiale etc. Lorsque j’étais au Ministère des Affaires Etrangères, j’essayais d’assurer l’élargissement du marché mondial du rhum. Mais, malgré ça, je me vois prendre un whisky plus qu’un rhum. Quand il y a des amis qui viennent et qui choisissent le rhum, je partage. Mais si doit prendre une boisson disons ordinaire, je prends le whisky d’abord parce que c’est une habitude, une coquetterie, mais on a fini par faire admettre qu’un petit whisky quotidien avait des valeurs de santé. On a fini par admettre qu’il y aurait une qualité vaso-dilatatrice dans le whisky et il se trouve que non seulement je le bois parce que je l’aime, mais je le bois aussi avec cette arrière-pensée: « peut-être que c’est bon pour la santé ». Frantz Duval : Quel conseil donneriez-vous à un jeune qui veut embrasser une carrière universitaire aujourd’hui ? Leslie Manigat : La première chose, c’est d’abord être prêt à l’effort soutenu. Il faut être prêt à la difficulté, il faut être prêt à la dureté de l’acquisition de la qualité professionnelle, car il ne faut pas être un professionnel médiocre. Ca c’est la grosse question, il faut être parmi les meilleurs quand on choisit une profession. C’est la raison pour laquelle il vaut mieux ne pas faire d’erreur dans le choix d’une profession. Je vais vous donner un cas très simple : j’arrivais en classe de philo, je devais choisir. Vous savez, c’est une constante haïtienne : les meilleurs des promotions allaient à la Faculté de Médecine. Donc je me préparais à aller à la Faculté de Médecine. Evidemment avec la volonté d’être un excellent médecin etc. D’autres camarades ont été à l’Ecole de Médecine, moi j’ai eu de la chance. Parce que là, la chance a joué dans mon cas. Je suis un homme généralement chanceux, malgré des épreuves extraordinaires. J’ai eu la bourse pour aller à Paris en 1948, d’abord comme concurrent de mes études secondaires, c’est clair. Ce sont les Frères qui sont intervenus auprès du président Estimé qui était à ce moment-là à Pétion-Ville et l’ont convaincu que je devais être choisi parmi les boursiers qu’il allait envoyer en France. J’ai eu aussi ma deuxième chance, c’est qu’Estimé, pour me donner la bourse, sur la recommandation des Frères Dominique et Raphaël, il a demandé à qui de réaliser la bourse en ma faveur ? A mon oncle Edmé Manigat qui était ministre des Affaires Etrangères ! Et c’est ainsi que ce concours de circonstances explique que j’ai eu une bourse. Mais, attention, il faut se rappeler les mœurs de l’époque. Je vais dire quelque chose qui va surprendre bien des gens, quelque chose révélatrice d’un changement de mentalité extraordinaire. J’ai été donc boursier du gouvernement Estimé, mais c’est comme attaché au ministre des Affaires Etrangères, des Relations Extérieures, qu’on m’envoyait à Paris, à l’Ambassade d’Haïti. Les autres boursiers l’étaient de l’Education Nationale, ils recevaient leur bourse du ministre de l’Education Nationale. Mon oncle Edmé, apprenant que les boursiers de l’Education Nationale avaient 125 ou 250 dollars par mois, a décidé que son neveu devait avoir seulement 100 parce que c’est son neveu. Voilà une mentalité qui s’est perdu aujourd’hui. Tout le monde dirait au contraire, il donnerait 300 ! Eh bien! Edmé m’a fait donner 100 dollars que j’ai gardés pendant tout mon séjour à Paris alors que ceux qui partaient en même temps que moi avaient 125 ou 250. Mais, c’était la famille. Frantz Duval : Comment expliquez-vous votre si grand amour de vous-même ? Leslie Manigat : De deux façons. Une première que je vais dire crûment, une deuxième que je vais aborder avec le sens du relationnisme. D’abord crûment : je ne comprends pas le monde. Qu’on puisse ne pas admettre qu’il y a des niveaux qualitatifs atteints par certains individus. Si j’étais médiocre, j’aurais été suffisant. Car la médiocrité est suffisante. C’est une compensation. Je n’ai pas de suffisance, car j’essaie d’évaluer ce que j’ai pu faire grâce à la Providence. Je dis simplement que j’ai un sens de la reconnaissance de ma valeur. Même lorsque j’ai des conflits avec des gens, j’essaie de me comporter de telle manière que je ne leur impose pas une supériorité. J’essaie d’éviter chez eux un réflexe de supériorité à mon égard ou des problèmes d’infériorité. Mais, excusez-moi, malheureusement, pour les autres et heureusement pour moi, je crois que je suis une valeur reconnue nationalement et internationalement. Ce ne sont pas les Haïtiens qui ont fait mon nom sur le plan intellectuel. J’ai fait mon nom sur ce plan-là pendant 25 ans de travail sur le plan international, aux Etats-Unis, en France, etc… Donc cette reconnaissance a été internationale, je ne dis pas avant, mais peut-être plus fortement que sur le plan national. Je ne dis pas avant parce que lorsque je rentrais au pays, on m’appelait le Prince de la jeunesse. Mais il faut comprendre une chose qui est importante : l’Haïtien, même quand il reconnaît une valeur, sa réaction est « keep him down ». C’est la jalousie, la rivalité dans le sens de l’envie. Et, pour moi, c’est là la base du problème. Francketienne a écrit trois passages sur moi dans une de ses dernières publications. Certains passages ne sont pas favorables parce qu’il envisage l’homme politique. Mais quand il envisage l’intellectuel, il dit ceci : « Je n’arrive pas à comprendre pourquoi certains peuvent haïr la jalousie à ce point. La jalousie va trop loin dans ce cas. » Il a utilisé le mot, c’est la jalousie qui l’explique. Je reconnais que ça existe dans la réalité du pays. C’est un phénomène général. La religion est extraordinaire. Elle nous donne Dieu et Satan. Satan, à l’origine, c’était quelque chose d’extraordinaire. C’était l’intelligence, mais il a été jaloux de Dieu. La jalousie est quelque chose d’extraordinaire. Tous les hommes qui ont émergé ont été victimes de la jalousie. Je n’en connais pas un seul qui ait été épargné. On parle de Périclès. De de Gaulle. Tous les grands hommes. D’ailleurs, la jalousie explique comment certains n’ont jamais réussi véritablement au sommet. La jalousie a emporté Philomé, c’est évident. Il y avait trop de médiocres à en vouloir à Philomé du fait qu’il avait conscience de sa valeur. Cette conscience peut s’exprimer de manière regrettable. Et quand on dit de moi: il croit qu’il est le meilleur, je n’ai jamais dit cela. Mais je dis : admettez que je puisse être parmi les meilleurs, et c’est ça mon ambition! Maintenant, l’autre aspect du problème. Il faut admettre qu’il faut dans ce pays une capacité de combat contre la médiocrité. Je ne condamne pas quelqu’un qui est médiocre, c’est la majorité que je condamnerais, mais je dis qu’il ne faut pas que la médiocrité donne le ton dans ce pays. Il ne faut pas que c’est parce qu’on est médiocre qu’on s’agglutine, qu’on fait front de manière à empêcher à la qualité de triompher. Et ça, je continuerai de le dire, on me le reprochera, mais je dis qu’il faut un combat contre la médiocrité triomphante. Ce qu’il faut faire à la médiocrité, c’est plutôt de lui donner des moyens de s’élever, de se préparer, d’avoir des conditions d’une promotion en qualité de manière à être au sein de la méritocratie. Mais il ne faut pas accepter que ce soient les médiocres qui aient la domination et donnent le dernier mot dans la vérité que nous cherchons tous ensemble. Frantz Duval : Pourquoi, depuis votre retour en 1986, vous n’avez jamais enseigné en Haïti ? Leslie Manigat : Pour de multiples raisons. La première, c’est que j’ai beaucoup enseigné. Je suis rentré en Haïti en 1986. J’ai enseigné de 53 à 86. Donc, j’ai continué en mission. 40 ans d’enseignement, c’est pas mal. Je parvenais au stade de la retraite, mais il y eut autre chose dont nous n’avons pas parlé, c’est la concurrence avec la politique. Vous savez que c’est le grand drame de ma vie. Le fait que j’ai estimé obligatoire de faire de la politique. Le rapport entre la politique et la vie intellectuelle, c’est le grand drame de ma vie. Et je l’accepte intégralement. Parce que si j’étais resté en France, je serais resté purement et simplement un historien politologue. C’est à cause d’Haïti que j’ai dû engager la bataille politique. L’engagement dans la bataille politique pour faire la politique autrement. Ceci a créé un problème extraordinaire. D’abord parce qu’il y eut un conflit entre la vie intellectuelle et la vie politique. Il y a des gens qui disaient : « Ah ! Manigat, on ferait appel à lui pour telle ou telle chose, mais c’est un homme politique. » On va sous-estimer chez moi le spécialiste des sciences humaines, le spécialiste de l’histoire, le politique sous prétexte que je suis un homme politique. Une façon de vous écarter alors que vous pouviez donner dans tel cas déterminé. J’ai souvent vu ça. Deuxièmement, c’est la politique qui m’a fait affronter certains adversaires. Je rappelle un mot qui disait : je préférais Manigat avec sa capacité d’analyse, de formation et d’influence que le Manigat qui s’entraîne à la politique pour être partisan. C’est clair que ceci m’a créé un problème. J’ai des adversaires politiques qui font envenimer mes rapports avec les autres pour des raisons politiques. C’est la conjonction entre la politique et l’idéologie. Vous savez, je n’ai jamais été communiste. Certains m’ont voulu presque à mort de ne pas être communiste. J’ai deux amis marxistes qui m’ont dit : « Mais, Leslie, un homme comme toi, tu devrais être marxiste. » Parce que je n’ai pas été marxiste et que je n’ai pas partagé les combats des marxistes, ils m’en ont voulu, me considérant comme antimarxiste. Et c’était ça le problème du manichéisme. Si je n’étais pas marxiste, c’est que j’étais antimarxiste, ce n’est pas vrai du tout ! J’ai fait une étude sur le marronnage et la Révolution. Imaginez-vous que j’ai eu comme rapporteur deux hommes : l’un ordinaire, Price, et l’autre de l’école marxiste américaine. Il m’a fait l’éloge le plus extraordinaire qu’on m’ait fait. C’était un marxiste connu, un marxiste militant. A Paris, je publie l’Amérique Latine au XXe siècle. J’ai eu l’éloge de Jean Bourier qui était le directeur des études marxistes en France. Mais les marxistes haïtiens ne m’ont jamais pardonné de ne pas être marxiste. Et c’est la raison pour laquelle, à mon égard, leurs propos sont ou de silence sur tout ce que vous faites ou dîtes ou alors la recherche de l’occasion de critiquer plutôt que l’éloge. Bien entendu, il y a des acceptions. Je sais que, dans l’ouvrage Repenser Haïti, Emile Ollivier, Claude Moïse ont reconnu des valeurs de Manigat historien, professeur d’histoire, inaugurateur de la nouvelle histoire d’Haïti. Mais ça, c’est l’exception. D’une manière générale, ceux qui ont été marxistes, qu’ils le restent ou qu’ils ne le soient plus, ceux-là, ils ont une espèce d’allergie à reconnaître que, dans une situation déterminée, j’ai pu faire des choses qui sont sortis de l’ordinaire. Ce n’est pas moi qui le dis et je ne vais pas le redire ici parce qu’on m’accusera de suffisance, mais c’est au superlatif que généralement on traite la qualité de mes écrits. Et ce n’est pas seulement pour Haïti. En France, j’ai reçu le plus grand nombre de superlatifs d’hommes qui ont été des grands maîtres de l’Université française. Ces superlatifs ne me sont pas montés à la tête. Absolument pas. Je reconnais qu’ils ont été proférés et que, donc, je les ai mérités. Alors c’est là qu’on me dira suffisant. Mais non. On a dit un certain nombre de choses à mon sujet au superlatif, je ne peux ne pas les avoir entendus et enregistrés. C’est un constat. Frantz Duval : Nouvelle question : Livres en folie représente quoi pour vous et qu’avez-vous présenté à cette foire au fil des années ? Leslie Manigat : Je signe surtout « L’Eventail d’histoires vivantes », les 3 tomes. Je vais signer aussi un texte qui représente un testament historique en quelque sorte de l’histoire des relations internationales haïtiennes. C’est un texte inspiré des cours que je faisais à l’Ecole des Hautes Etudes Internationales dont je fus le premier directeur et fondateur, texte que j’ai intitulé : « Introduction à l’étude de l’histoire de la diplomatie et des relations internationales d’Haïti. » Le texte sur lequel j’insiste beaucoup, c’est le texte intitulé « Les 200 ans d’Histoire du peuple haïtien, 1804 – 2004. » J’ai rassemblé dans ce livre les onze problèmes presque permanents de l’Histoire d’Haïti. Et je dis que si l’on veut comprendre Haïti, il faut analyser ces onze problèmes et vous avez Haïti. Et j’aime particulièrement ce dernier texte parce que c’est la première fois que j’ai exprimé ma propre définition de l’Histoire d’Haïti. J’insiste là-dessus, c’est l’Ecole des Annales qui m’a formé. J’ai cherché à haïtianniser la conception de l’histoire. En analysant l’Histoire d’Haïti, en cherchant les problèmes essentiels de notre histoire, je suis arrivé à donner une définition haïtienne de l’histoire. Et cette définition, j’y tiens comme à mes prunelles et surtout j’espère qu’on y fera suffisamment attention pour que les gens puissent réfléchir à ce qui est l’histoire vue et vécue par un patriote haïtien. Frantz Duval : Vos écrivains préférés ? Leslie Manigat : Je cherche mes écrivains préférés chez trois esprits : Fernand Braudel, Pierre Renouvin, Guy Eiffel. Ce sont les trois hommes qui m’ont formé dans le métier d’historien. Je trouve leurs œuvres dotées d’une capacité formatrice extraordinaire. En outre, je suis un passionné de l’astrophysique, car cette science nous permet de voir les galaxies, leurs vies, leurs formes et leur naissance. Une œuvre comme « La crise de la conscience européenne » de Paul Hasard est une œuvre que tout le monde devrait lire. Un livre comme « La Grèce et l’hellénisation de la Rome antique », comme phénomène d’expansion humaine, de colonisation, de culture, d’assimilation culturelle, etc., c’est extraordinaire. Il y a ainsi de ces œuvres qui m’ont profondément marqué. Au niveau local, je suis un classique. Price Mars, c’est inévitable. Il faut dire Dépestre, Jacques Alexis, Jacques Roumain. Il faut dire aussi des œuvres qui n’ont pas eu d’éclat mondial, mais qui ont été importantes. Par exemple, l’émule Jean-Baptiste Cinéas en matière de question agraire, un auteur qu’il faut lire aussi même si Roumain et les autres l’ont un peu éclipsé. Vous savez, Haïti, ce n’est pas seulement une grande histoire de la Révolution, c’est un phénomène extraordinaire de la vigueur de l’esprit. On ne comprend pas Haïti. Et c’est pourquoi l’international fait des erreurs en nous assimilant à des expériences ordinaires. Haïti n’est pas seulement la négritude debout, c’est l’intelligence debout. Voyez l’Histoire d’Haïti, c’est nous qui, par nos productions, avions gagné la bataille de l’égalité des races humaines avant la décolonisation. C’est extraordinaire ! Regardez l’œuvre haïtienne. C’est un petit pays qui a fait une œuvre intellectuelle extraordinaire. Il n’existe pas de proportion entre la richesse de la production haïtienne et, hélas, nos performances dans d’autres domaines. Victor Hugo, probablement le plus grand esprit du XIXe siècle, a dit d’Haïti que c’était lumière. Et je crois que c’est ça qu’il faut que nos jeunes comprennent. Nous avons fait un effort intellectuel tel que Victor Hugo nous a appelés une lumière ! Est-ce que nous méritons aujourd’hui d’être appelés une lumière ? Voilà le gros problème de la décadence et de la déchéance haïtienne. Frantz Duval : Vous avouez avoir vécu et vous avouez aussi aimer la beauté. Vous avez une définition de la beauté, professeur Manigat ? Leslie Manigat : Je ne sais pas si c’est une définition, mais je sais qu’il y a une réalité que je perçois et à laquelle je suis d’une sensibilité extraordinaire. Il y a quatre valeurs qui pour moi sont des valeurs fondamentales, axiales pour un homme. Surtout pour un homme qui se veut humaniste comme j’espère le démontrer à travers ma vie. Il y a quatre valeurs fondamentales : le bien, le vrai, le beau et le bon. Par nature, je privilégie le beau. Le beau, c’est une espèce de donnée que l’on commence par voir d’abord. Regardez la nature, elle est belle partout. Je suis rentré en France en 1948, j’y ai passé 5 ans. J’ai été à des endroits d’une beauté extraordinaire. Les lacs du Nord de l’Italie, la Riviera et la Côte d’Azur, c’est beau, l’Andalousie, c’est extraordinaire. Chez nous, quel beau pays ! Nous sommes en train d’en faire un gâchis, c’est entendu. Il n’en demeure pas moins qu’il y a des beautés naturelles en Haïti. Un exemple : Je suis du Nord, ma famille est capoise, je suis né à Port-au-Prince. Quand j’allais au Cap, arrivé au Puilboreau, en entamant la descente du Puilboreau, je disais : l’entrée au Paradis. La beauté nous est donnée. Mais il y a deux domaines dans lesquels la beauté s’exprime de manière ineffable. C’est la musique. La musique classique particulièrement. La musique qui est un don divin. La beauté musicale qui est presque incomparable aux autres beautés sauf à celle de la femme. Cette création est d’une réussite ! Comment peut-on être indifférent au spectacle de la femme ? Cette beauté a été chantée sur tous les tons. Regardez une femme haïtienne nature. Je ne parle pas de femme sophistiquée qui change de peau, met des parures, c’est une forme de beauté aussi, mais elle est artificielle. Je parle de la beauté naturelle. Moi je dis qu’il suffit de regarder cette beauté-là, je dis seulement regarder, pour se dire que la vie est digne d’être vécue. Le spectacle de la beauté et la plus grande récompense de l’être humain. Et ce qui, à mon avis, fait qu’un homme reste un homme est sa sensibilité au spectacle de la beauté. Etant donné que nous sommes des êtres de chair et d’os, il faudra privilégier la beauté du corps en général et la beauté d’un corps féminin. Et cette beauté qui non seulement est une incitation, non seulement est une invitation, mais c’est aussi une tentation à laquelle des hommes comme moi ne peuvent accepter de se priver et de résister. Je crois qu’il faut succomber à la beauté. Frantz Duval : Merci beaucoup!

 

Propos recueillis par Frantz Duval pour Ticket en juin 2004

 
 

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