Thomas Piketty : le capital au 21 siècle: résumé sur le site de l’auteur


THOMAS PIKETTY

Le capital au xxi

e siècle

ÉDITIONS DU SEUIL

25, bd Romain- Rolland, Paris XIV

e

Sommaire

Remerciements

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9

Introduction

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15

P

REMIÈRE PARTIE. REVENU ET CAPITAL . . . . . . . . . 69

Chapitre 1. Revenu et production . . . . . . . . . . . . . . 71

Chapitre 2. La croissance : illusions et réalités . . . . . 125

D

EUXIÈME PARTIE. LA DYNAMIQUE DU RAPPORT

CAPITAL

/REVENU . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 181

Chapitre 3. Les métamorphoses du capital . . . . . . . . 183

Chapitre 4. De la vieille Europe au Nouveau Monde 223

Chapitre 5. Le rapport capital/revenu

dans le long terme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 259

Chapitre 6. Le partage capital- travail au xxi

e siècle . . 315

7

T

ROISIÈME PARTIE. LA STRUCTURE DES INÉGALITÉS 373

Chapitre 7. Inégalités et concentration :

premiers repères . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 375

Chapitre 8. Les deux mondes . . . . . . . . . . . . . . . . . . 427

Chapitre 9. L’inégalité des revenus du travail . . . . . . 481

Chapitre 10. L’inégalité de la propriété du capital . . 535

Chapitre 11. Mérite et héritage dans le long terme . 599

Chapitre 12. L’inégalité mondiale des patrimoines

au xxi

e siècle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 685

Q

UATRIÈME PARTIE. RÉGULER LE CAPITAL

AU XXI

E SIÈCLE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 749

Chapitre 13. Un État social pour le xxi

e siècle . . . . 751

Chapitre 14. Repenser l’impôt progressif

sur le revenu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 793

Chapitre 15. Un impôt mondial sur le capital . . . . . 835

Chapitre 16. La question de la dette publique . . . . . 883

Conclusion

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 941

Table des matières . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 951

Liste des tableaux et graphiques . . . . . . . . . . . . . . . . 963

LE CAPITAL AU XXI

e SIÈCLE

Livre et annexe technique/site Internet :

guide de l’utilisateur

Afin de ne pas surcharger le texte et les notes de bas de

page, la description précise des sources historiques, des références

bibliographiques, des méthodes statistiques et des modèles

mathématiques a été renvoyée à une annexe technique disponible

sur le site Internet suivant : http://piketty.pse.ens.fr/capital21c

L’annexe technique comprend notamment l’ensemble des

tableaux et séries de données utilisés pour établir les graphiques

présentés dans le livre, et une description détaillée des sources

et des méthodes correspondantes. Les références bibliographiques

données dans le livre et en notes de bas de page ont également

été réduites au strict minimum et sont présentées de façon plus

précise dans l’annexe technique. Cette dernière comprend aussi

un certain nombre de tableaux et graphiques supplémentaires

auxquels il est parfois fait référence dans les notes (par exemple

« Voir les graphiques supplémentaires S1.1, S1.2 et S1.3 », chapitre

1, p. 107, note 1). L’annexe technique et le site Internet

ont été conçus pour être consultés en complément à la lecture

du livre, et pour permettre plusieurs niveaux de lecture.

Les lecteurs intéressés trouveront également en ligne l’ensemble

des fichiers (principalement en format Excel et Stata), programmes

informatiques, formules et équations mathématiques, renvois aux

sources primaires et liens Internet vers les études plus techniques

servant de soubassement à ce livre.

L’objectif poursuivi est que ce livre puisse être lu par des

personnes ne disposant d’aucun bagage technique particulier, et

en même temps que l’ensemble livre/annexe technique puisse

donner satisfaction aux étudiants et chercheurs spécialisés. Cela

me permettra en outre de mettre en ligne des versions révisées

et mises à jour de l’annexe technique et des tableaux et graphiques.

Je remercie par avance les lecteurs et internautes qui

voudront bien me faire part de leurs observations et réactions

par courrier électronique (piketty@ens.fr).

« Les distinctions sociales ne peuvent être

fondées que sur l’utilité commune. »

Article premier,

Déclaration des droits de l’homme

et du citoyen, 1789.

Introduction

La répartition des richesses est l’une des questions les plus

vives et les plus débattues aujourd’hui. Mais que sait- on vraiment

de son évolution sur le long terme ? La dynamique de

l’accumulation du capital privé conduit- elle inévitablement

à une concentration toujours plus forte de la richesse et

du pouvoir entre quelques mains, comme l’a cru Marx au

xix

e siècle ? Ou bien les forces équilibrantes de la croissance,

de la concurrence et du progrès technique conduisent- elles

spontanément à une réduction des inégalités et à une harmonieuse

stabilisation dans les phases avancées du développement,

comme l’a pensé Kuznets au xx

e siècle ? Que sait- on

réellement de l’évolution de la répartition des revenus et des

patrimoines depuis le xviii

e siècle, et quelles leçons peut- on

en tirer pour le xxi

e ?

Telles sont les questions auxquelles je tente de répondre

dans ce livre. Disons- le d’emblée : les réponses apportées sont

imparfaites et incomplètes. Mais elles se fondent sur des don-

15

nées historiques et comparatives beaucoup plus étendues que

tous les travaux antérieurs, portant sur trois siècles et plus de

vingt pays, et sur un cadre théorique renouvelé permettant de

mieux comprendre les tendances et les mécanismes à l’oeuvre.

La croissance moderne et la diffusion des connaissances ont

permis d’éviter l’apocalypse marxiste, mais n’ont pas modifié

les structures profondes du capital et des inégalités – ou tout

du moins pas autant qu’on a pu l’imaginer dans les décennies

optimistes de l’après-Seconde Guerre mondiale. Dès lors que

le taux de rendement du capital dépasse durablement le taux

de croissance de la production et du revenu, ce qui était le

cas jusqu’au xix

e siècle et risque fort de redevenir la norme

au xxi

e siècle, le capitalisme produit mécaniquement des

inégalités insoutenables, arbitraires, remettant radicalement en

cause les valeurs méritocratiques sur lesquelles se fondent nos

sociétés démocratiques. Des moyens existent cependant pour

que la démocratie et l’intérêt général parviennent à reprendre

le contrôle du capitalisme et des intérêts privés, tout en

repoussant les replis protectionnistes et nationalistes. Ce livre

tente de faire des propositions en ce sens, en s’appuyant sur

les leçons de ces expériences historiques, dont le récit forme

la trame principale de l’ouvrage.

Un débat sans source ?

Pendant longtemps, les débats intellectuels et politiques

sur la répartition des richesses se sont nourris de beaucoup

de préjugés, et de très peu de faits.

Certes, on aurait bien tort de sous- estimer l’importance

des connaissances intuitives que chacun développe au sujet

des revenus et des patrimoines de son temps, en l’absence

de tout cadre théorique et de toute statistique représentative.

Nous verrons par exemple que le cinéma et la littérature, en

particulier le roman du xix

e siècle, regorgent d’informations

LE CAPITAL AU XXI

e SIÈCLE

16

extrêmement précises sur les niveaux de vie et de fortune des

différents groupes sociaux, et surtout sur la structure profonde

des inégalités, leurs justifications, leurs implications dans la vie

de chacun. Les romans de Jane Austen et de Balzac, notamment,

nous offrent des tableaux saisissants de la répartition

des richesses au Royaume- Uni et en France dans les années

1790-1830. Les deux romanciers ont une connaissance intime

de la hiérarchie des patrimoines en vigueur autour d’eux.

Ils en saisissent les frontières secrètes, ils en connaissent les

conséquences implacables sur la vie de ces hommes et de ces

femmes, sur leurs stratégies d’alliance, sur leurs espoirs et leurs

malheurs. Ils en déroulent les implications avec une vérité et

une puissance évocatrice qu’aucune statistique, aucune analyse

savante ne saurait égaler.

De fait, la question de la répartition des richesses est trop

importante pour être laissée aux seuls économistes, sociologues,

historiens et autres philosophes. Elle intéresse tout le

monde, et c’est tant mieux. La réalité concrète et charnelle

de l’inégalité s’offre au regard de tous ceux qui la vivent,

et suscite naturellement des jugements politiques tranchés

et contradictoires. Paysan ou noble, ouvrier ou industriel,

serveur ou banquier : chacun, depuis le poste d’observation

qu’il occupe, voit des choses importantes sur les conditions

de vie des uns et des autres, sur les rapports de pouvoir et

de domination entre groupes sociaux, et se forge sa propre

conception de ce qui est juste et de ce qui ne l’est pas. La

question de la répartition des richesses aura toujours cette

dimension éminemment subjective et psychologique, irréductiblement

politique et conflictuelle, qu’aucune analyse prétendument

scientifique ne saurait apaiser. Fort heureusement,

la démocratie ne sera jamais remplacée par la république des

experts.

Pour autant, la question de la répartition mérite aussi d’être

étudiée de façon systématique et méthodique. En l’absence

de sources, de méthodes et de concepts précisément définis,

INTRODUCTION

17

il est possible de dire tout et son contraire. Pour certains, les

inégalités sont toujours croissantes, et le monde toujours plus

injuste, par définition. Pour d’autres, les inégalités sont naturellement

décroissantes, ou bien spontanément harmonieuses,

et surtout rien ne doit être fait qui risquerait de perturber cet

heureux équilibre. Face à ce dialogue de sourds, où chaque

camp justifie souvent sa propre paresse intellectuelle par celle

du camp d’en face, il existe un rôle pour une démarche

de recherche systématique et méthodique – à défaut d’être

pleinement scientifique. L’analyse savante ne mettra jamais

fin aux violents conflits politiques suscités par les inégalités.

La recherche en sciences sociales est et sera toujours balbutiante

et imparfaite. Elle n’a pas la prétention de transformer

l’économie, la sociologie et l’histoire en sciences exactes.

Mais en établissant patiemment des faits et des régularités,

et en analysant sereinement les mécanismes économiques,

sociaux, politiques, susceptibles d’en rendre compte, elle peut

faire en sorte que le débat démocratique soit mieux informé

et se focalise sur les bonnes questions. Elle peut contribuer

à redéfinir sans cesse les termes du débat, à démasquer les

certitudes toutes faites et les impostures, à tout remettre toujours

en cause et en question. Tel est, à mon sens, le rôle

que peuvent et doivent jouer les intellectuels, et parmi eux

les chercheurs en sciences sociales, citoyens parmi d’autres,

mais qui ont la chance d’avoir plus de temps que d’autres

pour se consacrer à l’étude (et même d’être payés pour cela

– privilège considérable).

Or, pendant longtemps, force est de constater que les

recherches savantes consacrées à la répartition des richesses se

sont fondées sur relativement peu de faits solidement établis,

et sur beaucoup de spéculations purement théoriques. Avant

d’exposer plus précisément les sources sur lesquelles je me

suis fondé et que j’ai tenté de rassembler dans le cadre de ce

livre, il est utile de dresser un rapide historique des réflexions

sur ces questions.

LE CAPITAL AU XXI

e SIÈCLE

18

Malthus, Young et la Révolution française

Quand naît l’économie politique classique, au Royaume- Uni

et en France, à la fin du xviii

e et au début du xixe siècle,

la question de la répartition est déjà au centre de toutes les

analyses. Chacun voit bien que des transformations radicales

ont commencé, avec notamment une croissance démographique

soutenue – inconnue jusqu’alors – et les débuts de

l’exode rural et de la révolution industrielle. Quelles seront

les conséquences de ces bouleversements pour la répartition

des richesses, la structure sociale et l’équilibre politique des

sociétés européennes ?

Pour Thomas Malthus, qui publie en 1798 son

Essai sur

le principe de population

, aucun doute n’est permis : la surpopulation

est la principale menace

1. Ses sources sont maigres,

mais il tente de les mobiliser au mieux. Il est notamment

influencé par les récits de voyage d’Arthur Young, agronome

anglais qui a sillonné les routes du royaume de France en

1787-1788, à la veille de la Révolution, de Calais aux Pyrénées,

en passant par la Bretagne et la Franche- Comté, et qui

raconte la misère des campagnes françaises.

Tout n’est pas faux dans ce passionnant récit, loin de là. À

l’époque, la France est de loin le pays européen le plus peuplé,

et constitue donc un point d’observation idéal. Autour de

1700, le royaume de France comptait déjà plus de 20 millions

d’habitants, à un moment où le Royaume- Uni comprenait

à peine plus de 8 millions d’âmes (et l’Angleterre environ

5 millions). L’Hexagone voit sa population progresser à un

rythme soutenu tout au long du xviii

e siècle, de la fin du

règne de Louis XIV à celui de Louis XVI, à tel point que

1. Thomas Malthus (1766-1834) est un économiste anglais, considéré

comme l’un des plus influents de l’école « classique », aux côtés d’Adam

Smith (1723-1790) et de David Ricardo (1772-1823).

INTRODUCTION

19

la population française s’approche des 30 millions d’habitants

dans les années 1780. Tout laisse à penser que ce dynamisme

démographique, inconnu au cours des siècles précédents, a

effectivement contribué à la stagnation des salaires agricoles

et à la progression de la rente foncière dans les décennies

menant à la déflagration de 1789. Sans en faire la cause

unique de la Révolution française, il paraît évident que cette

évolution n’a pu qu’accroître l’impopularité grandissante de

l’aristocratie et du régime politique en place.

Mais le récit de Young, publié en 1792, est également

empreint de préjugés nationalistes et de comparaisons approximatives.

Notre grand agronome est fort insatisfait des auberges

qu’il traverse et de la tenue des servantes qui lui apportent

à manger, qu’il décrit avec dégoût. Il entend déduire de

ses observations, souvent assez triviales et anecdotiques, des

conséquences pour l’histoire universelle. Il est surtout très

inquiet des excès politiques auxquels la misère des masses

risque de conduire. Young est notamment convaincu que

seul un système politique à l’anglaise, avec Chambres séparées

pour l’aristocratie et le tiers état, et droit de veto pour la

noblesse, permet un développement harmonieux et paisible,

mené par des gens responsables. Il est persuadé que la France

court à sa perte en acceptant en 1789-1790 de faire siéger

les uns et les autres dans un même Parlement. Il n’est pas

exagéré de dire que l’ensemble de son récit est surdéterminé

par sa crainte de la Révolution française. Quand on disserte

sur la répartition des richesses, la politique n’est jamais très

loin, et il est souvent difficile d’échapper aux préjugés et aux

intérêts de classe de son temps.

Quand le révérend Malthus publie en 1798 son fameux

Essai

, il est encore plus radical que Young dans ses conclusions.

Il est comme son compatriote très inquiet des nouvelles

politiques venant de France, et pour s’assurer que de tels excès

ne s’étendront pas un jour au Royaume- Uni, il considère

qu’il faut supprimer d’urgence tout système d’assistance aux

LE CAPITAL AU XXI

e SIÈCLE

20

pauvres et contrôler sévèrement la natalité de ces derniers,

faute de quoi le monde entier sombrera dans la surpopulation,

le chaos et la misère. En vérité, il est impossible de

comprendre la noirceur – excessive – des prévisions malthusiennes

sans prendre en compte la peur qui saisit une bonne

part des élites européennes dans les années 1790.

Ricardo : le principe de rareté

Rétrospectivement, il est évidemment aisé de se moquer

de ces prophètes de malheur. Mais il est important de réaliser

que les transformations économiques et sociales en cours à la

fin du xviii

e et au début du xixe siècle étaient objectivement

assez impressionnantes, voire traumatisantes. En vérité, la plupart

des observateurs de l’époque – et pas seulement Malthus

et Young – avaient une vision relativement sombre, voire

apocalyptique, de l’évolution à long terme de la répartition

des richesses et de la structure sociale. C’est notamment le

cas de David Ricardo et de Karl Marx, qui sont sans doute

les deux économistes les plus influents du xix

e siècle, et

qui s’imaginaient tous deux qu’un petit groupe social – les

propriétaires terriens chez Ricardo, les capitalistes industriels

chez Marx – allait inévitablement s’approprier une part sans

cesse croissante de la production et du revenu

1.

Pour Ricardo, qui publie en 1817 ses

Principes de l’économie

politique et de l’impôt

, le principal souci concerne l’évolution

à long terme du prix de la terre et du niveau de la rente

foncière. De même que Malthus, il ne dispose pratiquement

1. Il existe bien sûr une école libérale davantage portée sur l’optimisme :

Adam Smith en semble pétri, et à dire vrai ne se pose pas véritablement

la question d’une possible divergence de la répartition des richesses à long

terme. Il en va de même de Jean- Baptiste Say (1767-1832), qui croit lui

aussi dans l’harmonie naturelle.

INTRODUCTION

21

d’aucune source statistique digne de ce nom. Mais cela ne

l’empêche pas d’avoir une connaissance intime du capitalisme

de son temps. Issu d’une famille de financiers juifs d’origine

portugaise, il semble en outre avoir moins de préjugés

politiques que Malthus, Young ou Smith. Il est influencé

par le modèle de Malthus mais pousse le raisonnement plus

loin. Il est surtout intéressé par le paradoxe logique suivant :

à partir du moment où la croissance de la population et

de la production se prolonge durablement, la terre tend à

devenir de plus en plus rare relativement aux autres biens.

La loi de l’offre et de la demande devrait conduire à une

hausse continue du prix de la terre et des loyers versés aux

propriétaires terriens. À terme, ces derniers recevront donc

une part de plus en plus importante du revenu national, et

le reste de la population une part de plus en plus réduite, ce

qui serait destructeur pour l’équilibre social. Pour Ricardo,

la seule issue logiquement et politiquement satisfaisante est

un impôt sans cesse plus lourd sur la rente foncière.

Nous verrons que cette sombre prédiction ne s’est pas

vérifiée : la rente foncière est certes longtemps restée à des

niveaux élevés, mais pour finir la valeur des terres agricoles

a inexorablement décliné relativement aux autres formes de

richesses, au fur et à mesure que le poids de l’agriculture

dans le revenu national diminuait. En écrivant dans les années

1810, Ricardo ne pouvait sans doute pas anticiper l’ampleur

du progrès technique et de la croissance industrielle qui allait

avoir lieu dans le siècle qui s’ouvrait. De même que Malthus

et Young, il ne parvenait pas à imaginer une humanité

totalement affranchie de la contrainte alimentaire et agricole.

Son intuition sur le prix de la terre n’en demeure pas moins

intéressante : le « principe de rareté » sur lequel il s’appuie

peut potentiellement conduire certains prix à prendre des

valeurs extrêmes pendant de longues décennies. Cela peut

être amplement suffisant pour déstabiliser profondément des

sociétés entières. Le système de prix joue un rôle irrempla-

LE CAPITAL AU XXI

e SIÈCLE

22

çable pour coordonner les actions de millions d’individus

– voire de milliards d’individus dans le cadre de la nouvelle

économie-monde. Le problème est qu’il ne connaît ni limite

ni morale.

On aurait bien tort de négliger l’importance de ce principe

pour l’analyse de la répartition mondiale des richesses au

xxi

e siècle – il suffit pour s’en convaincre de remplacer dans

le modèle de Ricardo le prix des terres agricoles par celui

de l’immobilier urbain dans les grandes capitales, ou bien par

le prix du pétrole. Dans les deux cas, si l’on prolonge pour

la période 2010-2050 ou 2010-2100 la tendance observée

au cours des années 1970-2010, alors on aboutit à des déséquilibres

économiques, sociaux et politiques d’une ampleur

considérable, entre pays comme à l’intérieur des pays, qui

ne sont pas loin de faire penser à l’apocalypse ricardienne.

Certes, il existe en principe un mécanisme économique

fort simple permettant d’équilibrer le processus : le jeu de

l’offre et de la demande. Si un bien est en offre insuffisante

et si son prix est trop élevé, alors la demande pour ce bien

doit baisser, ce qui permettra de calmer le jeu. Autrement

dit, si les prix immobiliers et pétroliers augmentent, il suffit

d’aller habiter à la campagne, ou bien d’utiliser le vélo (ou

les deux à la fois). Mais outre que cela peut être un peu

désagréable et compliqué, un tel ajustement peut prendre

plusieurs dizaines d’années, au cours desquelles les propriétaires

des immeubles et du pétrole peuvent accumuler des créances

tellement importantes vis- à- vis du reste de la population

qu’ils se retrouveront à posséder durablement tout ce qu’il

y a à posséder, y compris la campagne et les vélos

1. Comme

1. L’autre possibilité est bien sûr d’augmenter l’offre, en découvrant

de nouveaux gisements (ou de nouvelles sources d’énergie, si possible plus

propres), ou en densifiant l’habitat urbain (par exemple en construisant des

tours plus hautes), ce qui pose d’autres difficultés. En tout état de cause,

cela peut également prendre des décennies.

INTRODUCTION

23

toujours, le pire n’est jamais certain. Il est beaucoup trop

tôt pour annoncer au lecteur qu’il devra payer son loyer à

l’émir du Qatar d’ici à 2050 : cette question sera examinée

en son temps, et la réponse que nous apporterons sera évidemment

plus nuancée, quoique moyennement rassurante.

Mais il est important de comprendre dès à présent que le

jeu de l’offre et de la demande n’interdit nullement une telle

possibilité, à savoir une divergence majeure et durable de la

répartition des richesses liée à des mouvements extrêmes de

certains prix relatifs. C’est le message principal du principe

de rareté introduit par Ricardo. Nous ne sommes pas obligés

de jouer avec les dés.

Marx : le principe d’accumulation infinie

Quand Marx publie en 1867 le premier tome du

Capital,

soit exactement un demi- siècle après la publication des

Principes

de Ricardo, les réalités économiques et sociales ont

profondément évolué : il ne s’agit plus de savoir si l’agriculture

pourra nourrir une population croissante ou si le prix de la

terre montera jusqu’au ciel, mais bien plutôt de comprendre

la dynamique d’un capitalisme industriel en plein essor.

Le fait le plus marquant de l’époque est la misère du

prolétariat industriel. En dépit de la croissance, ou peut- être

en partie à cause d’elle, et de l’énorme exode rural que la

progression de la population et de la productivité agricole

a commencé à provoquer, les ouvriers s’entassent dans des

taudis. Les journées de travail sont longues, pour des salaires

très bas. Une nouvelle misère urbaine se développe, plus

visible, plus choquante, et par certains côtés plus extrême

encore que la misère rurale de l’Ancien Régime.

Germinal,

Oliver Twist

ou Les Misérables ne sont pas nés de l’imagination

des romanciers, pas plus que les lois interdisant le travail

des enfants de moins de 8 ans dans les manufactures – en

LE CAPITAL AU XXI

e SIÈCLE

24

France en 1841 – ou de moins de 10 ans dans les mines – au

Royaume- Uni en 1842. Le

Tableau de l’état physique et moral

des ouvriers employés dans les manufactures

, publié en France en

1840 par le Dr Villermé et qui inspire la timide législation

de 1841, décrit la même réalité sordide que

La Situation de

la classe laborieuse en Angleterre

, publié en 1845 par Engels 1.

De fait, toutes les données historiques dont nous disposons

aujourd’hui indiquent qu’il faut attendre la seconde moitié

– ou même plutôt le dernier tiers – du xix

e siècle pour

observer une hausse significative du pouvoir d’achat des

salaires. Des années 1800-1810 aux années 1850-1860, les

salaires ouvriers stagnent à des niveaux très faibles – proches de

ceux du xviii

e siècle et des siècles précédents, voire inférieurs

dans certains cas. Cette longue phase de stagnation salariale,

que l’on observe aussi bien au Royaume- Uni qu’en France,

est d’autant plus impressionnante que la croissance économique

s’accélère pendant cette période. La part du capital

– profits industriels, rente foncière, loyers urbains – dans le

revenu national, dans la mesure où on peut l’estimer avec

les sources imparfaites dont on dispose aujourd’hui, progresse

fortement dans les deux pays au cours de la première moitié

du xix

e siècle 2. Elle diminuera légèrement dans les dernières

décennies du xix

e siècle, quand les salaires rattraperont en

partie leur retard de croissance. Les données que nous avons

rassemblées indiquent toutefois qu’aucune diminution structurelle

des inégalités ne se produit avant la Première Guerre

1. Friedrich Engels (1820-1895), qui deviendra ami et collaborateur de

Marx, a une expérience directe de son objet : il s’installe en 1842 à Manchester

et dirige une fabrique possédée par son père.

2. L’historien Robert Allen a récemment proposé de nommer « pause

d’Engels » cette longue stagnation salariale. Voir R. Allen, « Engels’ pause :

a pessimist’s guide to the British industrial revolution », Oxford University,

2007. Voir également R. Allen, « Engels’ pause : technical change, capital

accumulation, and inequality in the British industrial revolution »,

Explorations

in Economic History

, 2009.

INTRODUCTION

25

mondiale. Au cours des années 1870-1914, on assiste au mieux

à une stabilisation des inégalités à un niveau extrêmement

élevé, et par certains aspects à une spirale inégalitaire sans fin,

avec en particulier une concentration de plus en plus forte des

patrimoines. Il est bien difficile de dire où aurait mené cette

trajectoire sans les chocs économiques et politiques majeurs

entraînés par la déflagration de 1914-1918, qui apparaissent

à la lumière de l’analyse historique, et avec le recul dont

nous disposons aujourd’hui, comme les seules forces menant

à la réduction des inégalités depuis la révolution industrielle.

Toujours est- il que la prospérité du capital et des profits

industriels, par comparaison à la stagnation des revenus allant

au travail, est une réalité tellement évidente dans les années

1840-1850 que chacun en est parfaitement conscient, même

si personne ne dispose à ce moment de statistiques nationales

représentatives. C’est dans ce contexte que se développent les

premiers mouvements communistes et socialistes. L’interrogation

centrale est simple : à quoi sert le développement de

l’industrie, à quoi servent toutes ces innovations techniques,

tout ce labeur, tous ces exodes, si au bout d’un demi- siècle

de croissance industrielle la situation des masses est toujours

aussi misérable, et si l’on en est réduit à interdire le travail

dans les usines pour les enfants au- dessous de 8 ans ? La

faillite du système économique et politique en place paraît

évidente. La question suivante l’est tout autant : que peut- on

dire de l’évolution à long terme d’un tel système ?

C’est à cette tâche que s’attelle Marx. En 1848, à la veille

du « Printemps des peuples », il avait déjà publié le

Manifeste

communiste

, texte court et efficace qui débute par le fameux

« Un spectre hante l’Europe : le spectre du communisme

1 »

1. Et la première phrase de se poursuivre ainsi : « Toutes les puissances

de la vieille Europe se sont unies en une Sainte- Alliance pour traquer ce

spectre : le pape et le tsar, Metternich et Guizot, les radicaux de France et

les policiers d’Allemagne. » Le talent littéraire et polémique de Karl Marx

LE CAPITAL AU XXI

e SIÈCLE

26

et se termine par la non moins fameuse prédiction révolutionnaire

: « Le développement de la grande industrie sape,

sous les pieds de la bourgeoisie, le terrain même sur lequel

elle a établi son système de production et d’appropriation.

Avant tout, la bourgeoisie produit ses propres fossoyeurs. Sa

chute et la victoire du prolétariat sont également inévitables. »

Dans les deux décennies qui vont suivre, Marx va s’appliquer

à écrire le volumineux traité qui devait justifier cette

conclusion et fonder l’analyse scientifique du capitalisme et

de son effondrement. Cette oeuvre restera inachevée : le

premier tome du

Capital est publié en 1867, mais Marx

s’éteint en 1883 sans avoir terminé les deux tomes suivants,

qui seront publiés après sa mort par son ami Engels, à partir

des fragments de manuscrits parfois obscurs qu’il a laissés.

Comme Ricardo, Marx entend asseoir son travail sur

l’analyse des contradictions logiques internes du système capitaliste.

Il entend ainsi se distinguer à la fois des économistes

bourgeois (qui voient dans le marché un système autorégulé,

c’est- à- dire capable de s’équilibrer tout seul, sans divergence

majeure, à l’image de la « main invisible » de Smith et de

la « loi des débouchés » de Say), et des socialistes utopiques

ou proudhoniens, qui selon lui se contentent de dénoncer la

misère ouvrière, sans proposer d’étude véritablement scientifique

des processus économiques à l’oeuvre

1. Pour résumer,

Marx part du modèle ricardien du prix du capital et du principe

de rareté, et pousse plus loin l’analyse de la dynamique

du capital, en considérant un monde où le capital est avant

tout industriel (machines, équipements, etc.) et non terrien,

et peut donc potentiellement s’accumuler sans limite. De

(1818-1883), philosophe et économiste allemand, explique sans doute une

part de son immense influence.

1. Marx avait publié en 1847

Misère de la philosophie, livre dans lequel

il tourne en dérision la

Philosophie de la misère publiée quelques années plus

tôt par Proudhon.

INTRODUCTION

27

fait, sa principale conclusion est ce que l’on peut appeler le

« principe d’accumulation infinie », c’est- à- dire la tendance

inévitable du capital à s’accumuler et à se concentrer dans

des proportions infinies, sans limite naturelle – d’où l’issue

apocalyptique prévue par Marx : soit l’on assiste à une baisse

tendancielle du taux de rendement du capital (ce qui tue le

moteur de l’accumulation et peut conduire les capitalistes à

s’entre- déchirer), soit la part du capital dans le revenu national

s’accroît indéfiniment (ce qui conduit à plus ou moins

brève échéance les travailleurs à s’unir et à se révolter). Dans

tous les cas, aucun équilibre socio- économique ou politique

stable n’est possible.

Ce noir destin ne s’est pas davantage réalisé que celui

prévu par Ricardo. À partir du dernier tiers du xix

e siècle,

les salaires se sont enfin mis à progresser : l’amélioration du

pouvoir d’achat se généralise, ce qui change radicalement la

donne, même si les inégalités demeurent extrêmement fortes

et continuent par certains aspects de progresser jusqu’à la

Première Guerre mondiale. La révolution communiste a bien

eu lieu, mais dans le pays le plus attardé d’Europe, celui où

la révolution industrielle avait à peine commencé (la Russie),

pendant que les pays européens les plus avancés exploraient

d’autres voies, sociales- démocrates, fort heureusement pour

leurs populations. De même que les auteurs précédents, Marx

a totalement négligé la possibilité d’un progrès technique

durable et d’une croissance continue de la productivité, force

dont nous verrons qu’elle permet d’équilibrer – dans une

certaine mesure – le processus d’accumulation et de concentration

croissante du capital privé. Sans doute manquait- il de

données statistiques pour affiner ses prédictions. Sans doute

aussi est- il victime du fait qu’il avait fixé ses conclusions dès

1848, avant même d’entreprendre les recherches susceptibles

de les justifier. De toute évidence, Marx écrivait dans un

climat de grande exaltation politique, ce qui conduit parfois

à des raccourcis hâtifs auxquels il est difficile d’échapper

LE CAPITAL AU XXI

e SIÈCLE

28

– d’où l’absolue nécessité de rattacher le discours théorique

à des sources historiques aussi complètes que possible, ce que

Marx ne cherche pas véritablement à faire autant qu’il aurait

pu

1. Sans compter que Marx ne s’est guère posé la question

de l’organisation politique et économique d’une société où

la propriété privée du capital aurait été entièrement abolie

– problème complexe s’il en est, comme le montrent les

dramatiques improvisations totalitaires des régimes qui s’y

sont engagés.

Nous verrons cependant que, malgré toutes ses limites,

l’analyse marxiste conserve sur plusieurs points une certaine

pertinence. Tout d’abord, Marx part d’une vraie question

(une invraisemblable concentration des richesses pendant la

révolution industrielle) et tente d’y répondre, avec les moyens

dont il dispose : voici une démarche dont les économistes

d’aujourd’hui feraient bien de s’inspirer. Ensuite et surtout,

le principe d’accumulation infinie défendu par Marx contient

une intuition fondamentale pour l’analyse du xxi

e comme du

xix

e siècle, et plus inquiétante encore d’une certaine façon

que le principe de rareté cher à Ricardo. Dès lors que le

taux de croissance de la population et de la productivité

est relativement faible, les patrimoines accumulés dans le

passé prennent naturellement une importance considérable,

potentiellement démesurée et déstabilisatrice pour les sociétés

concernées. Autrement dit, une croissance faible ne permet

d’équilibrer que faiblement le principe marxiste d’accumulation

infinie : il en résulte un équilibre qui n’est pas aussi

apocalyptique que celui prévu par Marx, mais qui n’en est

1. Nous reviendrons dans le chapitre 6 sur les relations que Marx entretient

avec les statistiques. Pour résumer : Marx tente parfois de mobiliser au

mieux l’appareil statistique de son temps (qui a fait quelques progrès depuis

l’époque de Malthus et de Ricardo, tout en restant objectivement assez

rudimentaire), mais le plus souvent de façon relativement impressionniste,

sans que le lien avec ses développements théoriques soit toujours établi très

clairement.

INTRODUCTION

29

pas moins assez perturbant. L’accumulation s’arrête à un point

fini, mais ce point peut être extrêmement élevé et déstabilisant.

Nous verrons que la très forte hausse de la valeur

totale des patrimoines privés, mesurée en années de revenu

national, que l’on constate depuis les années 1970-1980 dans

l’ensemble des pays riches – particulièrement en Europe et

au Japon –, relève directement de cette logique.

De Marx à Kuznets : de l’apocalypse au conte de fées

En passant des analyses de Ricardo et de Marx au xix

e siècle

à celles de Simon Kuznets au xx

e siècle, on peut dire que

la recherche économique est passée d’un goût prononcé – et

sans doute excessif – pour les prédictions apocalyptiques à

une attirance non moins excessive pour les contes de fées, ou

à tout le moins pour les « happy ends ». Selon la théorie de

Kuznets, les inégalités de revenus sont en effet spontanément

appelées à diminuer dans les phases avancées du développement

capitaliste, quelles que soient les politiques suivies ou

les caractéristiques du pays, puis à se stabiliser à un niveau

acceptable. Proposée en 1955, il s’agit véritablement d’une

théorie pour le monde enchanté des « Trente Glorieuses » :

il suffit d’être patient et d’attendre un peu pour que la

croissance bénéficie à tous

1. Une expression anglo- saxonne

résume fidèlement la philosophie du moment : «

Growth is

a rising tide that lifts all boats

» (« La croissance est une vague

montante qui porte tous les bateaux »). Il faut aussi rapprocher

ce moment optimiste de l’analyse par Robert Solow en

1. S. Kuznets, « Economic growth and income inequality »,

The American

Economic Review

, 1955. Les Trente Glorieuses sont le nom souvent

donné – surtout en Europe continentale – aux trois décennies suivant la

Seconde Guerre mondiale, caractérisées par une croissance particulièrement

forte (nous y reviendrons).

LE CAPITAL AU XXI

e SIÈCLE

30

1956 des conditions d’un « sentier de croissance équilibré »,

c’est- à- dire une trajectoire de croissance où toutes les grandeurs

– production, revenus, profits, salaires, capital, cours

boursiers et immobiliers, etc. – progressent au même rythme,

si bien que chaque groupe social bénéficie de la croissance

dans les mêmes proportions, sans divergence majeure

1. C’est

le contraire absolu de la spirale inégalitaire ricardienne ou

marxiste et des analyses apocalyptiques du xix

e siècle.

Pour bien comprendre l’influence considérable de la théorie

de Kuznets, au moins jusqu’aux années 1980-1990, et dans

une certaine mesure jusqu’à nos jours, il faut insister sur le

fait qu’il s’agit de la première théorie dans ce domaine qui

s’appuie sur un travail statistique approfondi. De fait, il faut

attendre le milieu du xx

e siècle pour que soient enfin établies

les premières séries historiques sur la répartition des revenus,

avec la publication en 1953 de l’ouvrage monumental

consacré par Kuznets à

La Part des hauts revenus dans le revenu

et l’épargne

. Concrètement, les séries de Kuznets ne portent

que sur un seul pays (les États- Unis), et sur une période de

trente- cinq années (1913-1948). Il s’agit cependant d’une

contribution majeure, qui mobilise deux sources de données

totalement inaccessibles aux auteurs du xix

e siècle : d’une

part, les déclarations de revenus issues de l’impôt fédéral sur

le revenu créé aux États- Unis en 1913 ; d’autre part, les

estimations du revenu national des États- Unis, établies par

le même Kuznets quelques années plus tôt. C’est la toute

première fois qu’une tentative aussi ambitieuse de mesure de

l’inégalité d’une société voit le jour

2.

1. R. Solow, « A contribution to the theory of economic growth »,

Quarterly Journal of Economics

, 1956.

2. Voir S. Kuznets,

Shares of Upper Income Groups in Income and Savings,

NBER, 1953. Simon Kuznets est un économiste américain, né en Ukraine

en 1901, installé aux États- Unis à partir de 1922, étudiant à Columbia,

puis professeur à Harvard ; il décède en 1985. Il est à la fois l’auteur des

INTRODUCTION

31

Il est important de bien comprendre que sans ces deux

sources indispensables et complémentaires il est tout simplement

impossible de mesurer l’inégalité de la répartition des

revenus et son évolution. Les premières tentatives d’estimation

du revenu national datent certes de la fin du xvii

e et du

début du xviii

e siècle, au Royaume- Uni comme en France,

et elles se sont multipliées au cours du xix

e. Mais il s’agit

toujours d’estimations isolées : il faut attendre le xx

e siècle et

la période de l’entre- deux- guerres pour que se développent,

à l’initiative de chercheurs comme Kuznets et Kendrick aux

États- Unis, Bowley et Clark au Royaume- Uni, ou Dugé

de Bernonville en France, les premières séries annuelles de

revenu national. Cette première source permet de mesurer

le revenu total du pays. Pour mesurer les hauts revenus et

leur part dans le revenu national, encore faut- il disposer de

déclarations de revenus : cette seconde source est fournie,

dans tous les pays, par l’impôt progressif sur le revenu global,

créé un peu partout autour de la Première Guerre mondiale

(1913 aux États- Unis, 1914 en France, 1909 au Royaume-

Uni, 1922 en Inde, 1932 en Argentine)

1.

Il est essentiel de réaliser qu’en l’absence d’impôt sur le

revenu il existe certes toutes sortes de statistiques portant sur

les assiettes fiscales en vigueur (par exemple sur la répartition

du nombre de portes et fenêtres par département dans la

France du xix

e siècle, ce qui n’est d’ailleurs pas sans intérêt),

mais il n’existe rien sur les revenus. D’ailleurs, les personnes

concernées ne connaissent souvent pas bien leur propre revenu

tant qu’elles n’ont pas à le déclarer. Il en va de même pour

l’impôt sur les sociétés et l’impôt sur le patrimoine. L’impôt

premiers comptes nationaux américains et des premières séries historiques

sur les inégalités.

1. Les déclarations de revenus ne concernant souvent qu’une partie de la

population et des revenus, il est essentiel de disposer également des comptes

nationaux pour mesurer le total des revenus.

LE CAPITAL AU XXI

e SIÈCLE

32

n’est pas seulement une façon de mettre à contribution les

uns et les autres pour le financement des charges publiques

et des projets communs, et de répartir ces contributions de

la manière le plus acceptable possible ; il est aussi une façon

de produire des catégories, de la connaissance et de la transparence

démocratique.

Toujours est- il que ces données permettent à Kuznets de

calculer l’évolution de la part dans le revenu national américain

des différents déciles et centiles supérieurs de la hiérarchie des

revenus. Or que trouve- t-il ? Il constate qu’une forte réduction

des inégalités de revenus a eu lieu aux États- Unis entre 1913

et 1948. Concrètement, dans les années 1910-1920, le décile

supérieur de la répartition, c’est- à- dire les 10 % des Américains

les plus riches, recevait chaque année jusqu’à 45 %- 50 %

du revenu national. À la fin des années 1940, la part de ce

même décile supérieur est passée à environ 30 %- 35 % du

revenu national. La baisse, supérieure à dix points de revenu

national, est considérable : elle est équivalente par exemple

à la moitié de ce que reçoivent les 50 % des Américains

les plus pauvres

1. La réduction des inégalités est nette et

incontestable. La nouvelle a une importance considérable,

et aura un impact énorme dans les débats économiques de

l’après- guerre, aussi bien dans les universités que dans les

organisations internationales.

Voici des décennies que Malthus, Ricardo, Marx et tant

d’autres parlaient des inégalités, mais sans apporter la moindre

source, la moindre méthode permettant de comparer précisément

les différentes époques, et donc de départager les

différentes hypothèses. Pour la première fois, une base objective

est proposée. Elle est bien sûr imparfaite. Mais elle a le

1. Dit autrement, les classes populaires et moyennes, que l’on peut

définir comme les 90 % des Américains les plus pauvres, ont vu leur part

dans le revenu national s’accroître nettement : de 50 %- 55 % dans les années

1910-1920 à 65 %- 70 % à la fin des années 1940.

INTRODUCTION

33

mérite d’exister. En outre, le travail réalisé est extrêmement

bien documenté : l’épais volume publié par Kuznets en 1953

expose de la façon le plus transparente possible tous les détails

sur ses sources et ses méthodes, de manière que chaque calcul

puisse être reproduit. Et, de surcroît, Kuznets apporte une

bonne nouvelle : les inégalités se réduisent.

La courbe de Kuznets : une bonne nouvelle

au temps de la guerre froide

À dire vrai, Kuznets lui- même est parfaitement conscient

du caractère largement accidentel de cette compression des

hauts revenus américains entre 1913 et 1948, qui doit beaucoup

aux multiples chocs entraînés par la crise des années

1930 et la Seconde Guerre mondiale, et n’a pas grand- chose

à voir avec un processus naturel et spontané. Dans son épais

volume publié en 1953, Kuznets analyse ses séries dans le

détail et met en garde le lecteur contre toute généralisation

hâtive. Mais en décembre 1954, dans le cadre de la conférence

qu’il donne comme président de l’American Economic

Association réunie en congrès à Detroit, il choisit de proposer

à ses collègues une interprétation beaucoup plus optimiste

des résultats de son livre de 1953. C’est cette conférence,

publiée en 1955 sous le titre « Croissance économique et

inégalité du revenu », qui va donner naissance à la théorie

de la « courbe de Kuznets ».

Selon cette théorie, les inégalités seraient partout appelées à

suivre une « courbe en cloche », c’est- à- dire d’abord croissante

puis décroissante, au cours du processus d’industrialisation

et de développement économique. D’après Kuznets, à une

phase de croissance naturelle des inégalités caractéristique des

premières étapes de l’industrialisation, et qui aux États- Unis

correspondrait grosso modo au xix

e siècle, succéderait une

LE CAPITAL AU XXI

e SIÈCLE

34

phase de forte diminution des inégalités, qui aux États- Unis

aurait commencé au cours de la première moitié du xx

e siècle.

La lecture de ce texte de 1955 est éclairante. Après avoir

rappelé toutes les raisons d’être prudent, et l’importance

évidente des chocs exogènes dans la baisse récente des inégalités

américaines, Kuznets suggère, de façon presque anodine,

que la logique interne du développement économique,

indépendamment de toute intervention politique et de tout

choc extérieur, pourrait également conduire au même résultat.

L’idée serait que les inégalités s’accroissent au cours des

premières phases de l’industrialisation (seule une minorité

est à même de bénéficier des nouvelles richesses apportées

par l’industrialisation), avant de se mettre spontanément à

diminuer lors des phases avancées du développement (une

fraction de plus en plus importante de la population rejoint

les secteurs les plus porteurs, d’où une réduction spontanée

des inégalités

1).

Ces « phases avancées » auraient commencé à la fin du xix

e

ou au début du xx

e siècle dans les pays industrialisés, et la

compression des inégalités survenue aux États- Unis au cours

des années 1913-1948 ne ferait donc que témoigner d’un

phénomène plus général, que tous les pays, y compris les pays

sous- développés présentement empêtrés dans la pauvreté et la

décolonisation, devraient en principe être amenés à connaître

1. Voir S. Kuznets, « Economic growth and income inequality », art.

cité, p. 12-18. Cette courbe est parfois appelée « courbe en U inversé »

inverted- U- curve »). Le mécanisme spécifique décrit par Kuznets repose

sur l’idée d’un transfert progressif de la population d’un secteur agricole

pauvre vers un secteur industriel riche (seule une minorité commence par

bénéficier des richesses du secteur industriel, d’où un accroissement des

inégalités, puis tout le monde en bénéficie, d’où la réduction des inégalités),

mais il va de soi que ce mécanisme hautement stylisé peut prendre une

forme plus générale (par exemple sous la forme de transferts progressifs de

main- d’oeuvre entre différents secteurs industriels ou différents emplois plus

ou moins porteurs, etc.).

INTRODUCTION

35

un jour ou l’autre. Les faits mis en évidence par Kuznets dans

son livre de 1953 deviennent subitement une arme politique

de grande puissance

1. Kuznets est parfaitement conscient du

caractère hautement spéculatif d’une telle théorie

2. Il reste

qu’en présentant une théorie aussi optimiste dans le cadre de

sa «

Presidential address » aux économistes américains, qui étaient

tout disposés à croire et à diffuser la bonne nouvelle apportée

par leur prestigieux confrère, Kuznets savait qu’il aurait une

influence énorme : la « courbe de Kuznets » était née. Afin

de s’assurer que tout le monde avait bien compris de quoi

il était question, Kuznets prit d’ailleurs soin de préciser que

l’enjeu de ses prédictions optimistes était tout simplement le

maintien des pays sous- développés « dans l’orbite du monde

libre

3 ». Dans une très large mesure, la théorie de la « courbe

de Kuznets » est le produit de la guerre froide.

Que l’on me comprenne bien : le travail réalisé par Kuznets

pour établir les premiers comptes nationaux américains

et les premières séries historiques sur les inégalités est tout

à fait considérable, et il est évident à la lecture de ses livres

– davantage que de ses articles – que Kuznets avait une

véritable éthique de chercheur. Par ailleurs, la très forte

croissance que connaissent tous les pays développés dans

l’après- guerre est un événement fondamental, et le fait que

tous les groupes sociaux en aient bénéficié l’est encore plus. Il

est bien normal qu’un certain optimisme ait prévalu pendant

les Trente Glorieuses et que les prédictions apocalyptiques du

1. Il est intéressant de noter que Kuznets n’a pas de série démontrant la

hausse des inégalités au xix

e siècle, mais que cela lui semble une évidence

(comme à la plupart des observateurs de l’époque).

2. Comme il le précise lui- même : «

This is perhaps 5 per cent empirical

information and 95 per cent speculation, some of it possibly tainted by wishful

thinking.

» Ibid., p. 24-26.

3. «

The future prospect of underdevelopped countries within the orbit of the free

world.

» Ibid., p. 26.

LE CAPITAL AU XXI

e SIÈCLE

36

xix

e siècle sur la dynamique de la répartition des richesses

aient perdu en popularité.

Il n’en reste pas moins que la théorie enchantée de la

« courbe de Kuznets » a été formulée en grande partie pour

de mauvaises raisons, et que son soubassement empirique est

extrêmement fragile. Nous verrons que la forte réduction

des inégalités de revenus qui se produit un peu partout dans

les pays riches entre 1914 et 1945 est avant tout le produit

des guerres mondiales et des violents chocs économiques et

politiques qu’elles ont entraînés (notamment pour les détenteurs

de patrimoines importants), et n’a pas grand- chose à

voir avec le paisible processus de mobilité intersectorielle

décrit par Kuznets.

Remettre la question de la répartition

au coeur de l’analyse économique

La question est importante, et pas seulement pour des raisons

historiques. Depuis les années 1970, les inégalités sont

fortement reparties à la hausse dans les pays riches, notamment

aux États- Unis, où la concentration des revenus a retrouvé

dans les années 2000-2010 – voire légèrement dépassé – le

niveau record des années 1910-1920 : il est donc essentiel de

bien comprendre pourquoi et comment les inégalités avaient

diminué la première fois. Certes, la très forte croissance des

pays pauvres et émergents, et notamment de la Chine, est

potentiellement une puissante force de réduction des inégalités

au niveau mondial, de même que la croissance des pays riches

pendant les Trente Glorieuses. Mais ce processus génère de fortes

inquiétudes au sein des pays émergents, et plus encore au sein

des pays riches. Par ailleurs, les impressionnants déséquilibres

observés ces dernières décennies sur les marchés financiers,

pétroliers et immobiliers peuvent assez naturellement susciter des

doutes quant au caractère inéluctable du « sentier de croissance

INTRODUCTION

37

équilibré » décrit par Solow et Kuznets, et selon lequel tout

est censé progresser au même rythme. Le monde de 2050 ou

de 2100 sera- t-il possédé par les traders, les super- cadres et

les détenteurs de patrimoines importants, ou bien par les pays

pétroliers, ou encore par la Banque de Chine, à moins que ce

ne soit par des paradis fiscaux abritant d’une façon ou d’une

autre l’ensemble de ces acteurs ? Il serait absurde de ne pas se

poser la question et de supposer par principe que la croissance

est naturellement « équilibrée » à long terme.

D’une certaine façon, nous sommes en ce début de xxi

e siècle

dans la même situation que les observateurs du xix

e : nous

assistons à d’impressionnantes transformations, et il est bien

difficile de savoir jusqu’où elles peuvent aller, et à quoi ressemblera

la répartition mondiale des richesses, entre les pays

comme à l’intérieur des pays, à l’horizon de quelques décennies.

Les économistes du xix

e siècle avaient un immense mérite :

ils plaçaient la question de la répartition au coeur de l’analyse,

et ils cherchaient à étudier les tendances de long terme. Leurs

réponses n’étaient pas toujours satisfaisantes – mais au moins se

posaient- ils les bonnes questions. Nous n’avons dans le fond

aucune raison de croire dans le caractère autoéquilibré de la

croissance. Il est plus que temps de remettre la question des

inégalités au coeur de l’analyse économique et de reposer les

questions ouvertes au xix

e siècle. Pendant trop longtemps,

la question de la répartition des richesses a été négligée par

les économistes, en partie du fait des conclusions optimistes

de Kuznets, et en partie à cause d’un goût excessif de la

profession pour les modèles mathématiques simplistes dits « à

agent représentatif

1 ». Et pour remettre la répartition au coeur

1. Dans ces modèles, qui se sont imposés dans la recherche comme dans

l’enseignement de l’économie depuis les années 1960-1970, on suppose par

construction que chacun reçoit le même salaire, possède le même patrimoine

et dispose des mêmes revenus, si bien que par définition la croissance

bénéficie dans les mêmes proportions à tous les groupes sociaux. Une telle

LE CAPITAL AU XXI

e SIÈCLE

38

de l’analyse, il faut commencer par rassembler le maximum

de données historiques permettant de mieux comprendre

les évolutions du passé et les tendances en cours. Car c’est

d’abord en établissant patiemment des faits et des régularités,

et en confrontant les expériences des différents pays, que nous

pouvons espérer mieux cerner les mécanismes en jeu et nous

éclairer pour l’avenir.

Les sources utilisées dans ce livre

Ce livre s’appuie sur deux grands types de sources permettant

d’étudier la dynamique historique de la répartition des

richesses : les unes portant sur les revenus et l’inégalité de

leur répartition ; et les autres portant sur les patrimoines, leur

répartition, et le rapport qu’ils entretiennent avec les revenus.

Commençons par les revenus. Dans une large mesure, mon

travail a simplement consisté à étendre à une échelle spatiale et

temporelle plus vaste le travail novateur et pionnier réalisé par

Kuznets pour mesurer l’évolution de l’inégalité des revenus aux

États- Unis de 1913 à 1948. Cette extension permet de mieux

mettre en perspective les évolutions constatées par Kuznets (qui

sont bien réelles) et conduit à remettre radicalement en cause

le lien optimiste qu’il établit entre développement économique

et répartition des richesses. Étrangement, le travail de Kuznets

n’avait jamais été poursuivi de façon systématique, sans doute

en partie parce que l’exploitation historique et statistique de

la source fiscale tombe dans une sorte de « no man’s land »

académique, trop historique pour les économistes, et trop économique

pour les historiens. Cela est dommage, car seule une

perspective de long terme permet d’analyser correctement la

simplification de la réalité peut se justifier pour étudier certains problèmes

très spécifiques, mais limite évidemment de façon drastique l’ensemble des

questions économiques que l’on peut se poser.

INTRODUCTION

39

dynamique des inégalités de revenus, et seule la source fiscale

permet d’adopter cette perspective de long terme

1.

J’ai commencé par étendre les méthodes de Kuznets au

cas de la France, ce qui a donné lieu à la publication d’un

premier ouvrage en 2001

2. J’ai eu ensuite la chance de

bénéficier du soutien de nombreux collègues – au premier

rang desquels Anthony Atkinson et Emmanuel Saez –, qui

m’ont permis d’étendre ce projet à une échelle internationale

beaucoup plus vaste. Anthony Atkinson a traité du cas du

Royaume- Uni et de nombreux autres pays, et nous avons

dirigé ensemble deux volumes publiés en 2007 et 2010

rassemblant des études similaires portant sur plus de vingt

pays, répartis sur tous les continents

3. Avec Emmanuel Saez,

nous avons prolongé d’un demi- siècle les séries établies par

Kuznets pour les États- Unis

4, et il a lui- même traité de plusieurs

autres pays essentiels, comme le Canada et le Japon.

De nombreux chercheurs ont contribué à ce projet collectif :

Facundo Alvaredo a notamment traité du cas de l’Argentine,

de l’Espagne et du Portugal ; Fabien Dell de celui de l’Allemagne

et de la Suisse ; avec Abhijit Banerjee, j’ai étudié le

1. Les enquêtes sur les revenus et les budgets des ménages réalisées par

les instituts statistiques débutent rarement avant les années 1970-1980, et

elles tendent à sous- estimer gravement les hauts revenus, ce qui est problématique,

dans la mesure où le décile supérieur détient souvent jusqu’à la

moitié du revenu national. Malgré ses limites, la source fiscale fait mieux

apparaître les hauts revenus et permet de remonter un siècle en arrière.

2. Voir T. Piketty,

Les Hauts Revenus en France au XXe siècle : inégalités

et redistributions 1901-1998

, Grasset, 2001. Pour une version résumée, voir

également « Income inequality in France, 1901-1998 »,

Journal of Political

Economy

, 2003.

3. Voir A. Atkinson et T. Piketty,

Top Incomes over the 20th Century :

A Contrast Between Continental- European and English- Speaking Countries

,

Oxford University Press, 2007 ;

Top Incomes : A Global Perspective, Oxford

University Press, 2010.

4. Voir T. Piketty et E. Saez, « Income inequality in the United States,

1913-1998 »,

The Quarterly Journal of Economics, 2003.

LE CAPITAL AU XXI

e SIÈCLE

40

cas de l’Inde ; grâce à Nancy Qian, j’ai pu traiter celui de

la Chine ; et ainsi de suite

1.

Pour chaque pays, nous avons tenté d’utiliser les mêmes

sources, les mêmes méthodes et les mêmes concepts : les

déciles et les centiles de hauts revenus sont estimés à partir

des données fiscales issues des déclarations de revenus (après

de multiples corrections pour assurer l’homogénéité temporelle

et spatiale des données et des concepts) ; le revenu national

et le revenu moyen nous sont donnés par les comptes

nationaux, qu’il a fallu parfois compléter ou prolonger. Les

séries débutent généralement à la date de création de l’impôt

sur le revenu (autour de 1910-1920 dans de nombreux pays,

parfois dans les années 1880-1890, comme au Japon ou en

Allemagne, parfois plus tard). Elles sont constamment mises

à jour et vont actuellement jusqu’au début des années 2010.

Au final, la World Top Incomes Database (WTID), issue

du travail combiné d’une trentaine de chercheurs de par le

monde, constitue la plus vaste base de données historiques

disponible à ce jour sur l’évolution des inégalités de revenus,

et correspond au premier ensemble de sources mobilisé dans

ce livre

2.

Le second ensemble de sources, que je mobiliserai en réalité

en premier dans le cadre de ce livre, concerne les patrimoines,

leur répartition et les rapports qu’ils entretiennent avec les

1. Les références bibliographiques complètes sont disponibles en ligne

dans l’annexe technique. Voir également l’article de synthèse suivant :

A. Atkinson, T. Piketty et E. Saez, « Top incomes in the long- run of

history »,

Journal of Economic Literature, 2011.

2. Nous ne pourrons évidemment traiter de façon détaillée du cas de

chaque pays dans le cadre de ce livre, qui propose une synthèse d’ensemble.

Nous renvoyons le lecteur intéressé aux séries complètes disponibles en ligne

sur le site de la WTID (voir http://topincomes.parisschoolofeconomics.eu)

et dans les ouvrages et articles techniques indiqués plus haut. De nombreux

textes et documents sont également disponibles dans l’annexe technique du

livre : voir http://piketty.pse.ens.fr/capital21c.

INTRODUCTION

41

revenus. Les patrimoines jouent déjà un rôle important dans

le premier ensemble de sources, à travers les revenus issus

des patrimoines. Rappelons en effet que le revenu comprend

toujours deux composantes, d’une part les revenus du travail

(salaires, traitements, primes, bonus, revenus du travail non

salarié, etc., et autres revenus rémunérant le travail, quelle que

soit leur forme juridique précise), et d’autre part les revenus

du capital (loyers, dividendes, intérêts, bénéfices, plus- values,

royalties, etc., et autres revenus obtenus du simple fait de la

détention d’un capital terrien, immobilier, financier, industriel,

etc., quelle que soit là aussi leur forme légale). Les données

issues de la WTID contiennent beaucoup d’informations sur

l’évolution des revenus du capital au cours du xx

e siècle. Il

est cependant indispensable de les compléter par des sources

portant directement sur les patrimoines. On peut distinguer

ici trois sous- ensembles de sources historiques et d’approches

méthodologiques, tout à fait complémentaires les unes des

autres

1.

Tout d’abord, de la même façon que les déclarations de

revenus issues des impôts sur les revenus permettent d’étudier

l’évolution de l’inégalité des revenus, les déclarations de

successions issues des impôts sur les successions permettent

d’étudier l’évolution de l’inégalité des patrimoines

2. Cette

approche a d’abord été introduite par Robert Lampman en

1962 pour étudier l’évolution des inégalités patrimoniales aux

États- Unis de 1922 à 1956, puis par Anthony Atkinson et

Alan Harrison en 1978 pour étudier le cas du Royaume-

1. La WTID est actuellement en cours de transformation en une « World

Wealth and Income Database » (WWID) intégrant ces trois sous- ensembles

de données complémentaires. Nous présentons dans le présent livre les

principaux éléments actuellement disponibles.

2. On peut aussi utiliser les déclarations de patrimoines issues des impôts

annuels sur le patrimoine des vivants, mais ces données sont plus rares que

les données successorales sur la longue durée.

LE CAPITAL AU XXI

e SIÈCLE

42

Uni de 1923 à 1972

1. Ces travaux ont récemment été mis à

jour et étendus à d’autres pays, comme la France et la Suède.

Nous disposons malheureusement de moins de pays que pour

les inégalités de revenus. Mais il est possible, dans certains

cas, de remonter beaucoup plus loin dans le temps, souvent

jusqu’au début du xix

e siècle, car la fiscalité successorale est

beaucoup plus ancienne que la fiscalité des revenus. En particulier,

nous avons pu, en rassemblant les données établies

aux différentes époques par l’administration française, et en

collectant avec Gilles Postel- Vinay et Jean- Laurent Rosenthal

un vaste ensemble de déclarations individuelles dans les

archives successorales, établir des séries homogènes sur la

concentration des patrimoines en France depuis l’époque de

la Révolution

2. Cela nous permettra de replacer les chocs

causés par la Première Guerre mondiale dans une perspective

historique beaucoup plus longue que les séries portant sur les

inégalités de revenus (qui fort malencontreusement débutent

souvent autour de 1910-1920). Les travaux réalisés par Jesper

Roine et Daniel Waldenström à partir des sources historiques

suédoises sont également riches d’enseignements

3.

Les sources successorales et patrimoniales nous permettent

également d’étudier l’évolution de l’importance respective

de l’héritage et de l’épargne dans la constitution des patrimoines

dans la dynamique des inégalités patrimoniales. Nous

avons réalisé ce travail de façon relativement complète pour

1. Voir les ouvrages pionniers suivants : R. J. Lampman,

The Share of

Top Wealth- Holders in National Wealth, 1922-1956

, Princeton University

Press, 1962 ; A. B. Atkinson and A. J. Harrison,

Distribution of Personal

Wealth in Britain, 1923-1972

, Cambridge University Press, 1978.

2. Voir T. Piketty, G. Postel- Vinay et J.-L. Rosenthal, « Wealth

concentration in a developing economy : Paris and France 1807-1994 »,

American Economic Review

, 2006.

3. Voir J. Roine et D. Waldenström, « Wealth concentration over

the path of development : Sweden, 1873-2006 »,

Scandinavian Journal of

Economics

, 2009.

INTRODUCTION

43

le cas de la France, dont les très riches sources historiques

offrent un point de vue unique sur l’évolution de l’héritage

sur la longue durée

1. Ce travail a été partiellement étendu

à d’autres pays, en particulier au Royaume- Uni, à l’Allemagne,

à la Suède et aux États- Unis. Ces matériaux jouent

un rôle essentiel dans notre enquête, car les inégalités patrimoniales

n’ont pas le même sens suivant qu’elles sont issues

de l’héritage légué par les générations précédentes, ou bien

de l’épargne réalisée au cours d’une vie. Dans le cadre de

ce livre, nous nous intéressons non seulement au niveau de

l’inégalité en tant que telle, mais également et surtout à la

structure des inégalités, c’est- à- dire à l’origine des disparités

de revenus et de patrimoines entre groupes sociaux, et aux

différents systèmes de justifications économiques, sociales,

morales et politiques susceptibles de les conforter ou de les

condamner. L’inégalité n’est pas nécessairement mauvaise en

soi : la question centrale est de savoir si elle est justifiée, si

elle a ses raisons.

Enfin, les sources patrimoniales permettent d’étudier sur

très longue période l’évolution de la valeur totale du stock

de patrimoine national (qu’il s’agisse du capital terrien, immobilier,

industriel ou financier), mesuré en nombre d’années

de revenu national du pays considéré. L’étude de ce rapport

capital/revenu au niveau global est un exercice qui a ses

limites – il est toujours préférable d’analyser également l’inégalité

des patrimoines au niveau individuel, et l’importance

relative de l’héritage et de l’épargne dans la constitution

du capital –, mais qui permet toutefois d’analyser de façon

synthétique l’importance du capital au niveau d’une société

considérée dans son ensemble. En outre, nous verrons qu’il

est possible, en rassemblant et en confrontant les estimations

1. Voir T. Piketty, « On the long- run evolution of inheritance : France

1820-2050 », École d’économie de Paris, 2010 (version résumée publiée

dans

Quarterly Journal of Economics, 2011).

LE CAPITAL AU XXI

e SIÈCLE

44

réalisées aux différentes époques, de remonter pour certains

pays – en particulier le Royaume- Uni et la France – jusqu’au

début du xviii

e siècle, ce qui nous permettra de replacer la

révolution industrielle en perspective dans l’histoire du capital.

Nous nous appuierons ici sur les données historiques que

nous avons récemment rassemblées avec Gabriel Zucman

1.

Dans une large mesure, cette recherche consiste simplement

à étendre et à généraliser le travail de collecte de bilans

patrimoniaux par pays («

country balance sheets ») réalisé par

Raymond Goldsmith dans les années 1970-1980

2.

Par comparaison aux travaux antérieurs, la première nouveauté

de la démarche développée ici est d’avoir cherché à rassembler

des sources historiques aussi complètes et systématiques

que possible afin d’étudier la dynamique de la répartition des

richesses. Il faut souligner que j’ai bénéficié pour cela d’un

double avantage par rapport aux auteurs précédents : nous

disposons par définition d’un recul historique plus important

(or nous verrons que certaines évolutions longues n’apparaissent

clairement que si l’on dispose de données portant sur les années

2000-2010, tant il est vrai que certains chocs causés par les

guerres mondiales ont été longs à se résorber) ; et nous avons

pu, grâce aux possibilités nouvelles offertes par l’outil informatique,

rassembler sans peine excessive des données historiques

à une échelle beaucoup plus vaste que nos prédécesseurs.

Sans chercher à faire jouer un rôle exagéré à la technologie

dans l’histoire des idées, il me semble que ces questions

purement techniques ne doivent pas être totalement négligées.

Il était objectivement beaucoup plus difficile de traiter

1. Voir T. Piketty et G. Zucman, « Capital is back : wealth- income

ratios in rich countries, 1700-2010 », École d’économie de Paris, 2013.

2. Voir en particulier R. W. Goldsmith,

Comparative National Balance

Sheets : A Study of Twenty Countries, 1688-1978

, The University of Chicago

Press, 1985. Des références plus complètes sont données dans l’annexe

technique.

INTRODUCTION

45

des volumes importants de données historiques à l’époque

de Kuznets, et dans une large mesure jusqu’aux années

1980-1990, qu’il ne l’est aujourd’hui. Quand Alice Hanson

Jones rassemble dans les années 1970 des inventaires au décès

américains de l’époque coloniale

1, ou quand Adeline Daumard

fait de même avec les archives successorales françaises du

xix

e siècle 2, il est important de réaliser que ce travail s’effectue

pour une large part à la main, avec des fiches cartonnées.

Quand on relit aujourd’hui ces travaux remarquables, ou bien

ceux consacrés par François Simiand à l’évolution des salaires

au xix

e siècle, par Ernest Labrousse à l’histoire des prix et

des revenus au xviii

e siècle, ou encore par Jean Bouvier et

François Furet aux mouvements du profit au xix

e siècle, il

apparaît clairement que ces chercheurs ont dû faire face à

d’importantes difficultés matérielles pour collecter et traiter

leurs données

3. Ces complications d’ordre technique absorbent

souvent une bonne part de leur énergie et semblent parfois

prendre le pas sur l’analyse et l’interprétation, d’autant plus

que ces difficultés limitent considérablement les comparaisons

internationales et temporelles envisageables. Dans une

large mesure, il est beaucoup plus facile d’étudier l’histoire

de la répartition des richesses aujourd’hui que par le passé.

Le présent livre reflète en grande partie cette évolution des

conditions de travail du chercheur

4.

1. Voir A. H. Jones,

American Colonial Wealth : Documents and Methods,

Arno Press, 1977.

2. Voir A. Daumard,

Les Fortunes françaises au XIXe siècle. Enquête sur la

répartition et la composition des capitaux privés à Paris, Lyon, Lille, Bordeaux et

Toulouse d’après l’enregistrement des déclarations de successions

, Mouton, 1973.

3. Voir en particulier F. Simiand,

Le Salaire, l’évolution sociale et la monnaie,

Alcan, 1932 ; E. Labrousse,

Esquisse du mouvement des prix et des revenus

en France au

XVIIIe siècle, 1933 ; J. Bouvier, F. Furet et M. Gilet, Le Mouvement

du profit en France au

XIXe siècle. Matériaux et études, Mouton, 1965.

4. Il existe aussi des raisons proprement intellectuelles expliquant le

déclin de l’histoire économique et sociale consacrée à l’évolution des prix,

LE CAPITAL AU XXI

e SIÈCLE

46

Les principaux résultats obtenus dans ce livre

Quels sont les principaux résultats auxquels m’ont conduit

ces sources historiques inédites ? La première conclusion est

qu’il faut se méfier de tout déterminisme économique en cette

matière : l’histoire de la répartition des richesses est toujours

une histoire profondément politique et ne saurait se résumer

à des mécanismes purement économiques. En particulier, la

réduction des inégalités observée dans les pays développés entre

les années 1900-1910 et les années 1950-1960 est avant tout le

produit des guerres et des politiques publiques mises en place

à la suite de ces chocs. De même, la remontée des inégalités

depuis les années 1970-1980 doit beaucoup aux retournements

politiques des dernières décennies, notamment en matière fiscale

et financière. L’histoire des inégalités dépend des représentations

que se font les acteurs économiques, politiques, sociaux, de ce

qui est juste et de ce qui ne l’est pas, des rapports de force

entre ces acteurs, et des choix collectifs qui en découlent ;

elle est ce qu’en font tous les acteurs concernés.

La seconde conclusion, qui constitue le coeur de ce livre,

est que la dynamique de la répartition des richesses met en jeu

de puissants mécanismes poussant alternativement dans le sens

de la convergence et de la divergence, et qu’il n’existe aucun

processus naturel et spontané permettant d’éviter que les tendances

déstabilisatrices et inégalitaires l’emportent durablement.

Commençons par les mécanismes poussant vers la convergence,

c’est- à- dire allant dans le sens de la réduction et de la

compression des inégalités. La principale force de convergence

est le processus de diffusion des connaissances et d’investissement

dans les qualifications et la formation. Le jeu de

l’offre et de la demande ainsi que la mobilité du capital et

des revenus et des patrimoines (parfois appelée « histoire sérielle »), déclin

à mon sens regrettable et réversible, sur lesquelles nous reviendrons.

INTRODUCTION

47

du travail, qui en constitue une variante, peuvent également

oeuvrer en ce sens, mais de façon moins forte, et souvent de

façon ambiguë et contradictoire. Le processus de diffusion des

connaissances et des compétences est le mécanisme central

qui permet à la fois la croissance générale de la productivité

et la réduction des inégalités, à l’intérieur des pays comme

au niveau international, comme l’illustre le rattrapage actuel

des pays riches par une bonne partie des pays pauvres et

émergents, à commencer par la Chine. C’est en adoptant

les modes de production et en atteignant les niveaux de

qualification des pays riches que les pays moins développés

rattrapent leur retard de productivité et font progresser leurs

revenus. Ce processus de convergence technologique peut

être favorisé par l’ouverture commerciale, mais il s’agit fondamentalement

d’un processus de diffusion des connaissances

et de partage du savoir – bien public par excellence –, et

non d’un mécanisme de marché.

D’un point de vue strictement théorique, il existe potentiellement

d’autres forces allant dans le sens d’une plus grande

égalité. On peut par exemple penser que les techniques de

production accordent une importance croissante au travail

humain et aux compétences au cours de l’histoire, si bien

que la part des revenus allant au travail s’élève tendanciellement

(et que la part allant au capital diminue d’autant),

hypothèse que l’on pourrait appeler la « montée du capital

humain ». Autrement dit, la marche en avant vers la rationalité

technicienne conduirait mécaniquement au triomphe

du capital humain sur le capital financier et immobilier, des

cadres méritants sur les actionnaires bedonnants, de la compétence

sur la filiation. Par là même, les inégalités deviendraient

naturellement plus méritocratiques et moins figées

(si ce n’est moins fortes en niveau) au fil de l’histoire : la

rationalité économique déboucherait mécaniquement sur la

rationalité démocratique, en quelque sorte.

Une autre croyance optimiste très répandue dans nos sociétés

LE CAPITAL AU XXI

e SIÈCLE

48

modernes est l’idée selon laquelle l’allongement de la durée

de la vie conduirait mécaniquement au remplacement de

la « guerre des classes » par la « guerre des âges » (forme de

conflit qui est somme toute beaucoup moins clivante pour

une société, puisque chacun est tour à tour jeune et vieux).

Autrement dit, l’accumulation et la répartition des patrimoines

seraient aujourd’hui dominées non plus par un affrontement

implacable entre des dynasties d’héritiers et des dynasties ne

possédant que leur travail, mais bien plutôt par une logique

d’épargne de cycle de vie : chacun accumule du patrimoine

pour ses vieux jours. Le progrès médical et l’amélioration

des conditions de vie auraient ainsi totalement transformé la

nature même du capital.

Malheureusement, nous verrons que ces deux croyances

optimistes (la « montée du capital humain », et le remplacement

de la « guerre des classes » par la « guerre des âges »)

sont en grande partie des illusions. Plus précisément, ces

transformations – tout à fait plausibles d’un strict point de

vue logique – ont partiellement eu lieu, mais dans des proportions

beaucoup moins massives que ce que l’on imagine

parfois. Il n’est pas sûr que la part du travail dans le revenu

national ait progressé de façon véritablement significative sur

très longue période : le capital (non humain) semble presque

aussi indispensable au xxi

e siècle qu’il l’était au xviiie ou au

xix

e siècle, et on ne peut exclure qu’il le devienne encore

davantage. De même, aujourd’hui comme hier, les inégalités

patrimoniales sont à titre principal des inégalités à l’intérieur

de chaque groupe d’âge, et nous verrons que l’héritage n’est

pas loin de retrouver en ce début de xxi

e siècle l’importance

qu’il avait à l’époque du

Père Goriot. Sur longue période, la

force principale poussant véritablement vers l’égalisation des

conditions est la diffusion des connaissances et des qualifications.

INTRODUCTION

49

Forces de convergence, forces de divergence

Or le fait central est que cette force égalisatrice, si importante

soit- elle, notamment pour permettre la convergence

entre pays, peut parfois être contrebalancée et dominée par

de puissantes forces allant dans le sens contraire, celui de la

divergence, c’est- à- dire de l’élargissement et de l’amplification

des inégalités. De façon évidente, l’absence d’investissement

adéquat dans la formation peut empêcher des groupes sociaux

entiers de bénéficier de la croissance, ou même peut les

conduire à se faire déclasser par de nouveaux venus, comme

le montre parfois le rattrapage international actuellement à

l’oeuvre (les ouvriers chinois prennent la place des ouvriers

américains et français, et ainsi de suite). Autrement dit, la

principale force de convergence – la diffusion des connaissances

– n’est qu’en partie naturelle et spontanée : elle dépend

aussi pour une large part des politiques suivies en matière

d’éducation et d’accès à la formation et à des qualifications

adaptées, et des institutions mises en place dans ce domaine.

Dans le cadre de ce livre, nous allons mettre l’accent sur

des forces de divergence plus inquiétantes encore, dans la

mesure où elles peuvent se produire dans un monde où

tous les investissements adéquats en compétences auraient

été réalisés, et où toutes les conditions de l’efficacité de

l’économie de marché – au sens des économistes – seraient

en apparence réunies. Ces forces de divergence sont les

suivantes : il s’agit d’une part du processus de décrochage

des plus hautes rémunérations, dont nous allons voir qu’il

peut être très massif, même s’il reste à ce jour relativement

localisé ; il s’agit d’autre part et surtout d’un ensemble de

forces de divergence liées au processus d’accumulation et de

concentration des patrimoines dans un monde caractérisé par

une croissance faible et un rendement élevé du capital. Ce

second processus est potentiellement plus déstabilisant que le

LE CAPITAL AU XXI

e SIÈCLE

50

premier, et constitue sans doute la principale menace pour la

dynamique de la répartition des richesses à très long terme.

Entrons immédiatement dans le vif du sujet. Nous avons

représenté sur les graphiques I.1 et I.2 deux évolutions fondamentales

que nous allons tenter de comprendre, et qui

illustrent l’importance potentielle de ces deux processus de

divergence. Les évolutions indiquées sur ces graphiques ont

toutes des formes de « courbe en U », c’est- à- dire d’abord

décroissantes puis croissantes, et on pourrait croire qu’elles

correspondent à des réalités similaires. Pourtant, il n’en est

rien : ces évolutions renvoient à des phénomènes tout à fait

différents, reposant sur des mécanismes économiques, sociaux

et politiques bien distincts. En outre, la première évolution

concerne avant tout les États- Unis, et la seconde concerne

principalement l’Europe et le Japon. Il n’est certes pas exclu

que ces deux évolutions et ces deux forces de divergence

finissent par se cumuler dans les mêmes pays au cours du

xxi

e siècle – et de fait nous verrons que cela est déjà partiellement

le cas –, voire au niveau de la planète entière, ce qui

pourrait conduire à des niveaux d’inégalités inconnus dans le

passé, et surtout à une structure des inégalités radicalement

nouvelle. Mais à ce jour ces deux évolutions saisissantes

correspondent pour l’essentiel à deux phénomènes distincts.

La première évolution, représentée sur le graphique I.1,

indique la trajectoire suivie par la part du décile supérieur

de la hiérarchie des revenus dans le revenu national américain

au cours de la période 1910-2010. Il s’agit simplement de

l’extension des séries historiques établies par Kuznets dans les

années 1950. On retrouve de fait la forte compression des

inégalités observée par Kuznets entre 1913 et 1948, avec une

baisse de près de quinze points de revenu national de la part

du décile supérieur, qui atteignait 45 %- 50 % du revenu

national dans les années 1910-1920, et qui est passée à

30 %- 35 % à la fin des années 1940. L’inégalité se stabilise

ensuite à ce niveau dans les années 1950-1970. Puis on

INTRODUCTION

51

observe un très rapide mouvement allant en sens inverse

depuis les années 1970-1980, à tel point que la part du décile

supérieur retrouve dans les années 2000-2010 un niveau de

l’ordre de 45 %- 50 % du revenu national. L’ampleur du

retournement est impressionnante. Il est naturel de se demander

jusqu’où peut aller une telle tendance.

Nous verrons que cette évolution spectaculaire correspond

pour une large part à l’explosion sans précédent des très hauts

revenus du travail, et qu’elle reflète avant tout un phénomène

de sécession des cadres dirigeants des grandes entreprises. Une

explication possible est une montée soudaine du niveau de

qualifications et de productivité de ces super- cadres, par comparaison

à la masse des autres salariés. Une autre explication,

qui me semble plus plausible, et dont nous verrons qu’elle est

nettement plus cohérente avec les faits observés, est que ces

cadres dirigeants sont dans une large mesure en capacité de

fixer leur propre rémunération, parfois sans aucune retenue,

et souvent sans relation claire avec leur productivité indivi-

25 %

30 %

35 %

40 %

45 %

50 %

1910 1920 1930 1940 1950 1960 1970 1980 1990 2000 2010

Part du décile supérieur dans le revenu national

Lecture : la part du décile supérieur dans le revenu national américain est passée de 45-50 % dans les

années 1910-1920 à moins de 35 % dans les années 1950 (il s’agit de la baisse mesurée par Kuznets) ;

puis elle est remontée de moins de 35 % dans les années 1970 à 45-50 % dans les années 2000-2010.

Sources et séries : voir piketty.pse.ens.fr/capital21c.

Graphique I.1.

L’inégalité des revenus aux États-Unis, 1910-2010

LE CAPITAL AU XXI

e SIÈCLE

52

duelle, au demeurant très difficile à estimer au sein d’organisations

de grande taille. Cette évolution s’observe surtout

aux États- Unis, et à un degré moindre au Royaume- Uni,

ce qui peut s’expliquer par l’histoire particulière des normes

sociales et fiscales qui caractérise ces deux pays au cours du

siècle écoulé. La tendance est à ce jour plus limitée dans les

autres pays riches (Japon, Allemagne, France et autres pays

d’Europe continentale), mais la pente pousse dans la même

direction. Il serait bien hasardeux d’attendre que ce phénomène

prenne partout la même ampleur qu’aux États- Unis

avant de s’en préoccuper et de l’analyser aussi complètement

que possible – ce qui n’est malheureusement pas si simple,

compte tenu des limites des données disponibles.

La force de divergence fondamentale : r > g

La seconde évolution, représentée sur le graphique I.2,

renvoie à un mécanisme de divergence qui est d’une certaine

façon plus simple et plus transparent, et qui est sans doute

plus déterminant encore pour l’évolution à long terme de

la répartition des richesses. Le graphique I.2 indique l’évolution

au Royaume- Uni, en France et en Allemagne de la

valeur totale des patrimoines privés (immobiliers, financiers

et professionnels, nets de dettes), exprimée en années de

revenu national, des années 1870 aux années 2010. On

notera tout d’abord la très grande prospérité patrimoniale qui

caractérise l’Europe de la fin du xix

e siècle et de la Belle

Époque : la valeur des patrimoines privés s’établit autour de

six- sept années de revenu national, ce qui est considérable.

On constate ensuite une forte chute à la suite des chocs des

années 1914-1945 : le rapport capital/revenu tombe à tout

juste deux- trois années de revenu national. Puis on observe

une hausse continue depuis les années 1950, à tel point que

les patrimoines privés semblent en passe de retrouver en

INTRODUCTION

53

ce début de xxi

e siècle les sommets observés à la veille de

la Première Guerre mondiale : le rapport capital/revenu se

situe dans les années 2000-2010 autour de cinq- six années

de revenu national au Royaume- Uni comme en France (le

niveau atteint est plus faible en Allemagne, qui il est vrai

partait de plus bas : la tendance est tout aussi nette).

100 %

200 %

300 %

400 %

500 %

600 %

700 %

800 %

1870 1890 1910 1930 1950 1970 1990 2010

Valeur du capital privé, en % du revenu national

Graphique I.2.

Le rapport capital/revenu en Europe, 1870-2010

Allemagne

France

Royaume-Uni

Lecture : le total des patrimoines privés valait entre 6 et 7 années de revenu national en Europe en

1910, entre 2 et 3 années en 1950, et entre 4 et 6 années en 2010.

Sources et séries : voir piketty.pse.ens.fr/capital21c.

Cette « courbe en U » de grande ampleur correspond à

une transformation absolument centrale, sur laquelle nous

aurons amplement l’occasion de revenir. Nous verrons en

particulier que le retour de rapports élevés entre le stock de

capital et le flux de revenu national au cours des dernières

décennies s’explique pour une large part par le retour à un

régime de croissance relativement lente. Dans des sociétés

de croissance faible, les patrimoines issus du passé prennent

naturellement une importance disproportionnée, car il suffit

d’un faible flux d’épargne nouvelle pour accroître continûment

et substantiellement l’ampleur du stock.

LE CAPITAL AU XXI

e SIÈCLE

54

Si de surcroît le taux de rendement du capital s’établit

fortement et durablement au- delà du taux de croissance (ce

qui n’est pas automatique, mais est d’autant plus probable que

le taux de croissance est faible), alors il existe un risque très

fort de divergence caractérisée de la répartition des richesses.

Cette inégalité fondamentale, que nous noterons r > g

– où r désigne le taux de rendement du capital (c’est- à- dire

ce que rapporte en moyenne le capital au cours d’une année,

sous forme de profits, dividendes, intérêts, loyers et autres

revenus du capital, en pourcentage de sa valeur), et où g

représente le taux de croissance (c’est- à- dire l’accroissement

annuel du revenu et de la production) –, va jouer un rôle

essentiel dans ce livre. D’une certaine façon, elle en résume

la logique d’ensemble.

Lorsque le taux de rendement du capital dépasse significativement

le taux de croissance – et nous verrons que cela

a presque toujours été le cas dans l’histoire, tout du moins

jusqu’au xix

e siècle, et que cela a de grandes chances de

redevenir la norme au xxi

e siècle –, cela implique mécaniquement

que les patrimoines issus du passé se recapitalisent

plus vite que le rythme de progression de la production

et des revenus. Il suffit donc aux héritiers d’épargner une

part limitée des revenus de leur capital pour que ce dernier

s’accroisse plus vite que l’économie dans son ensemble. Dans

ces conditions, il est presque inévitable que les patrimoines

hérités dominent largement les patrimoines constitués au

cours d’une vie de travail, et que la concentration du capital

atteigne des niveaux extrêmement élevés, et potentiellement

incompatibles avec les valeurs méritocratiques et les principes

de justice sociale qui sont au fondement de nos sociétés

démocratiques modernes.

Cette force de divergence fondamentale peut en outre

être renforcée par des mécanismes additionnels, par exemple

si le taux d’épargne progresse fortement avec le niveau de

INTRODUCTION

55

richesse

1, et plus encore si le taux de rendement moyen

effectivement obtenu est d’autant plus élevé que le capital

initial est important (or nous verrons que cela semble être de

plus en plus le cas). Le caractère imprévisible et arbitraire des

rendements du capital et des formes d’enrichissement qui en

découlent constitue également une forme de remise en cause

de l’idéal méritocratique. Enfin, tous ces effets peuvent être

aggravés par un mécanisme de type ricardien de divergence

structurelle des prix immobiliers ou pétroliers.

Résumons. Le processus d’accumulation et de répartition

des patrimoines contient en lui- même des forces puissantes

poussant vers la divergence, ou tout du moins vers un niveau

d’inégalité extrêmement élevé. Il existe également des forces

de convergence, qui peuvent fort bien l’emporter dans certains

pays ou à certaines époques, mais les forces de divergence

peuvent à tout moment prendre le dessus, comme cela semble

être le cas en ce début de xxi

e siècle, et comme le laisse

présager l’abaissement probable de la croissance démographique

et économique dans les décennies à venir.

Mes conclusions sont moins apocalyptiques que celles

impliquées par le principe d’accumulation infinie et de divergence

perpétuelle exprimé par Marx (dont la théorie repose

implicitement sur une croissance rigoureusement nulle de

la productivité à long terme). Dans le schéma proposé, la

divergence n’est pas perpétuelle, et elle n’est qu’un des avenirs

1. Ce mécanisme déstabilisateur évident (plus on est riche, plus on

accroît son patrimoine) inquiétait beaucoup Kuznets, d’où le titre donné à

son livre de 1953 :

Shares of Upper Income Groups in Income and Savings, National

Bureau of Economic Research. Mais il manquait de recul historique

pour l’analyser pleinement. Cette force de divergence est également au

coeur du livre classique de J. Meade,

Efficiency, Equality, and the Ownership

of Property

, Allen & Unwin, 1964, et de l’ouvrage de A. Atkinson et de

A. Harrison,

Distribution of Personal Wealth in Britain, 1923-1972, op. cit.,

qui en est d’une certaine façon le prolongement historique. Nos travaux se

situent directement dans les traces de ces auteurs.

LE CAPITAL AU XXI

e SIÈCLE

56

possibles. Mais elles ne sont pas pour autant très réjouissantes.

En particulier, il est important de souligner que l’inégalité

fondamentale r > g, principale force de divergence dans

notre schéma explicatif, n’a rien à voir avec une quelconque

imperfection de marché, bien au contraire : plus le marché

du capital est « parfait », au sens des économistes, plus elle

a de chances d’être vérifiée. Il est possible d’imaginer des

institutions et des politiques publiques permettant de contrer

les effets de cette logique implacable – comme un impôt

mondial et progressif sur le capital. Mais leur mise en place

pose des problèmes considérables en termes de coordination

internationale. Il est malheureusement probable que les

réponses apportées seront en pratique beaucoup plus modestes

et inefficaces, par exemple sous la forme de replis nationalistes

de diverses natures.

Le cadre géographique et historique

Quel sera le cadre spatial et temporel de cette enquête ?

Autant que possible, je tenterai d’analyser la dynamique de

la répartition des richesses au niveau mondial, aussi bien à

l’intérieur des pays qu’entre les pays, depuis le xviii

e siècle.

En pratique, cependant, les multiples limitations des données

disponibles m’obligeront souvent à restreindre assez nettement

le champ étudié. Pour ce qui concerne la répartition de la

production et du revenu entre les pays, que nous étudierons

dans la première partie, il est possible d’avoir un point de

vue mondial depuis 1700 (grâce notamment aux comptes

nationaux rassemblés par Angus Madisson). Quand nous étudierons

la dynamique du rapport capital/revenu et du partage

capital- travail, dans la deuxième partie, nous serons contraints

de nous limiter pour l’essentiel au cas des pays riches, et de

procéder par extrapolation pour ce qui concerne les pays

pauvres et émergents, faute de données historiques adéquates.

INTRODUCTION

57

Quand nous examinerons l’évolution des inégalités de revenus

et de patrimoines, dans la troisième partie, nous serons

également fortement contraints par les sources disponibles.

Nous tenterons de prendre en compte le maximum de pays

pauvres et émergents, grâce notamment aux données issues

de la WTID, qui essaie autant que possible de couvrir les

cinq continents. Mais il est bien évident que les évolutions

sur longue période sont nettement mieux documentées dans

les pays riches. Concrètement, ce livre repose avant tout

sur l’analyse de l’expérience historique des principaux pays

développés : les États- Unis, le Japon, l’Allemagne, la France

et le Royaume- Uni.

Les cas du Royaume- Uni et de la France seront particulièrement

sollicités, car il s’agit des deux pays pour lesquels

les sources historiques sont les plus complètes sur très longue

période. En particulier, il existe pour le Royaume- Uni comme

pour la France de multiples estimations du patrimoine national

et de sa structure, permettant de remonter jusqu’au début

du xviii

e siècle. Ces deux pays constituent en outre les

deux principales puissances coloniales et financières du xix

e

et du début du xx

e siècle. Leur étude détaillée revêt donc

une importance évidente pour l’analyse de la dynamique

de la répartition mondiale des richesses depuis la révolution

industrielle. En particulier, ils constituent un point d’entrée

incontournable pour l’étude de ce que l’on nomme souvent

la « première » mondialisation financière et commerciale, celle

des années 1870-1914, période qui entretient de profondes

similitudes avec la « seconde » mondialisation, en cours depuis

les années 1970-1980. Il s’agit d’une période qui est à la fois

fascinante et prodigieusement inégalitaire. C’est l’époque où

l’on invente l’ampoule électrique et les liaisons transatlantiques

(le

Titanic appareille en 1912), le cinéma et la radio, la voiture

et les placements financiers internationaux. Rappelons

par exemple qu’il faut attendre les années 2000-2010 pour

retrouver dans les pays riches les niveaux de capitalisation

LE CAPITAL AU XXI

e SIÈCLE

58

boursière – en proportion de la production intérieure ou

du revenu national – atteints à Paris et à Londres dans les

années 1900-1910. Nous verrons que cette comparaison est

riche d’enseignements pour la compréhension du monde

d’aujourd’hui.

Certains lecteurs s’étonneront sans doute de l’importance

particulière que j’accorde à l’étude du cas français, et me

suspecteront peut- être de nationalisme. Il me faut donc me

justifier. Il s’agit tout d’abord d’une question de sources. La

Révolution française n’a certes pas créé une société juste et

idéale. Mais nous verrons qu’elle a au moins eu le mérite

de mettre en place un incomparable observatoire des fortunes

: le système d’enregistrement des patrimoines terriens,

immobiliers et financiers institué dans les années 1790-1800

est étonnamment moderne et universel pour l’époque, et

explique pourquoi les sources successorales françaises sont

probablement les plus riches du monde sur longue période.

La seconde raison est que la France, parce qu’elle est le

pays qui a connu la transition démographique la plus précoce,

constitue d’une certaine façon un bon observatoire de ce

qui attend l’ensemble de la planète. La population française

a certes progressé au cours des deux derniers siècles, mais

à un rythme relativement lent. La France comptait près de

30 millions d’habitants au moment de la Révolution, et elle

en compte à peine plus de 60 millions au début des années

2010. Il s’agit bien du même pays, des mêmes ordres de grandeur.

Par comparaison, les États- Unis d’Amérique comptaient

à peine 3 millions d’habitants au moment de la Déclaration

d’indépendance. Ils atteignaient les 100 millions vers 1900-1910

et dépassent les 300 millions au début des années 2010. Il

est bien évident que quand un pays passe de 3 millions à

300 millions d’habitants (sans parler du changement radical

de l’échelle territoriale au cours de l’expansion vers l’ouest

au xix

e siècle), il ne s’agit plus vraiment du même pays.

Nous verrons que la dynamique et la structure des iné-

INTRODUCTION

59

galités se présentent très différemment dans un pays où la

population a été multipliée par cent et dans un pays où elle

a tout juste doublé. En particulier, le poids de l’héritage est

naturellement beaucoup plus réduit dans le premier que dans

le second. C’est la très forte croissance démographique du

Nouveau Monde qui fait que le poids des patrimoines issus

du passé a toujours été plus réduit aux États- Unis qu’en

Europe, et qui explique pourquoi la structure des inégalités

américaines – et des représentations américaines de l’inégalité

et des classes sociales – est si particulière. Mais cela implique

également que le cas américain est dans une certaine mesure

non transposable (il est peu probable que la population mondiale

soit multipliée par cent au cours des deux prochains

siècles), et que le cas français est plus représentatif et plus

pertinent pour l’analyse de l’avenir. Je suis convaincu que

l’analyse détaillée du cas de la France, et plus généralement

des différentes trajectoires historiques observées dans les pays

aujourd’hui développés – en Europe, au Japon, en Amérique

du Nord et en Océanie –, est riche d’enseignements pour

les dynamiques mondiales à venir, y compris dans les pays

actuellement émergents, en Chine, au Brésil ou en Inde, qui

finiront sans doute par connaître eux aussi le ralentissement

de la croissance démographique – c’est déjà le cas – et économique.

Enfin, le cas de la France a ceci d’intéressant que la

Révolution française – révolution « bourgeoise » par excellence

– introduit très tôt un idéal d’égalité juridique face

au marché, dont il est intéressant d’étudier les conséquences

pour la dynamique de la répartition des richesses. La Révolution

anglaise de 1688 a certes introduit le parlementarisme

moderne ; mais elle a laissé derrière elle une dynastie royale,

la primogéniture terrienne jusqu’aux années 1920, et des privilèges

politiques pour la noblesse héréditaire jusqu’à nos jours

(le processus de redéfinition de la pairie et de la Chambre

des lords est toujours en cours dans les années 2010, ce qui

LE CAPITAL AU XXI

e SIÈCLE

60

est objectivement un peu long). La Révolution américaine

de 1776 a certes introduit le principe républicain ; mais elle a

laissé l’esclavagisme prospérer pendant un siècle de plus, et la

discrimination raciale légale pendant presque deux siècles ; la

question raciale continue dans une large mesure de surdéterminer

encore aujourd’hui la question sociale aux États- Unis.

La Révolution française de 1789 est d’une certaine façon plus

ambitieuse : elle abolit tous les privilèges légaux, et entend

créer un ordre politique et social entièrement fondé sur l’égalité

des droits et des chances. Le Code civil garantit l’égalité

absolue face au droit de propriété et à celui de contracter

librement (tout du moins pour les hommes). À la fin du

xix

e siècle et à la Belle Époque, les économistes conservateurs

français – tel Paul Leroy- Beaulieu – utilisaient souvent cet

argument pour expliquer que la France républicaine, pays

de « petits propriétaires », pays devenu égalitaire grâce à la

Révolution, n’avait aucunement besoin d’un impôt progressif

et spoliateur sur le revenu ou sur les successions, contrairement

au Royaume- Uni monarchique et aristocratique. Or

nos données démontrent que la concentration des patrimoines

était à cette époque presque aussi extrême en France qu’au

Royaume- Uni, ce qui illustre assez clairement que l’égalité

des droits face au marché ne suffit pas à conduire à l’égalité

des droits tout court. Là encore, cette expérience est tout à

fait pertinente pour l’analyse du monde d’aujourd’hui, où de

nombreux observateurs continuent de s’imaginer, à l’image

de Leroy- Beaulieu il y a un peu plus d’un siècle, qu’il suffit

de mettre en place des droits de propriété toujours mieux

garantis, des marchés toujours plus libres, et une concurrence

toujours plus « pure et parfaite », pour aboutir à une société

juste, prospère et harmonieuse. La tâche est malheureusement

plus complexe.

INTRODUCTION

61

Le cadre théorique et conceptuel

Avant de se lancer plus avant dans ce livre, il est peutêtre

utile d’en dire un peu plus sur le cadre théorique et

conceptuel dans lequel se situe cette recherche, ainsi que sur

l’itinéraire intellectuel qui m’a conduit à cet ouvrage.

Précisons tout d’abord que je fais partie d’une génération qui

a eu 18 ans en 1989, année du bicentenaire de la Révolution

française, certes, mais aussi et surtout année de la chute du mur

de Berlin. Je fais partie de cette génération qui est devenue

adulte en écoutant à la radio l’effondrement des dictatures

communistes, et qui n’a jamais ressenti la moindre tendresse

ou nostalgie pour ces régimes et pour le soviétisme. Je suis

vacciné à vie contre les discours anticapitalistes convenus et

paresseux, qui semblent parfois ignorer cet échec historique

fondamental, et qui trop souvent refusent de se donner les

moyens intellectuels de le dépasser. Cela ne m’intéresse pas

de dénoncer les inégalités ou le capitalisme en tant que tel

– d’autant plus que les inégalités sociales ne posent pas de

problème en soi, pour peu qu’elles soient justifiées, c’est- àdire

« fondées sur l’utilité commune », ainsi que le proclame

l’article premier de la

Déclaration des droits de l’homme et du

citoyen

de 1789 (cette définition de la justice sociale est imprécise,

mais séduisante, et ancrée dans l’histoire : adoptons- la

pour l’instant ; nous y reviendrons). Ce qui m’intéresse, c’est

de tenter de contribuer, modestement, à déterminer les modes

d’organisation sociale, les institutions et les politiques publiques

les plus appropriés permettant de mettre en place réellement

et efficacement une société juste, tout cela dans le cadre d’un

État de droit, dont les règles sont connues à l’avance et applicables

à tous, et peuvent être démocratiquement débattues.

Il est peut- être adapté d’indiquer aussi que j’ai connu mon

rêve américain à 22 ans, en me faisant embaucher par une

université bostonienne, sitôt mon doctorat en poche. Cette

LE CAPITAL AU XXI

e SIÈCLE

62

expérience fut déterminante à plus d’un titre. C’était la première

fois que je mettais les pieds aux États- Unis, et cette

reconnaissance précoce n’était pas désagréable. Voici un pays

qui sait y faire avec les migrants qu’il souhaite attirer ! Et

en même temps j’ai tout de suite su que je voulais revenir

très vite en France et en Europe, ce que je fis à tout juste

25 ans. Je n’ai pas quitté Paris depuis, sauf pour quelques

brefs séjours. L’une des raisons importantes derrière ce choix

est directement pertinente ici : je n’ai pas été très convaincu

par les économistes américains. Certes, tout le monde était

très intelligent, et je conserve de nombreux amis au sein de

cet univers. Mais il y avait quelque chose d’étrange : j’étais

bien placé pour savoir que je ne connaissais rien du tout aux

problèmes économiques du monde (ma thèse se composait

de quelques théorèmes mathématiques relativement abstraits),

et pourtant la profession m’aimait bien. Je me rendais vite

compte qu’aucun travail de collecte de données historiques

conséquent n’avait été entrepris sur la dynamique des inégalités

depuis l’époque de Kuznets (ce à quoi je me suis attelé dès

mon retour en France), et pourtant la profession continuait

d’aligner les résultats purement théoriques, sans même savoir

quels faits expliquer, et attendait de moi que je fasse de même.

Disons- le tout net : la discipline économique n’est toujours

pas sortie de sa passion infantile pour les mathématiques

et les spéculations purement théoriques, et souvent

très idéologiques, au détriment de la recherche historique

et du rapprochement avec les autres sciences sociales. Trop

souvent, les économistes sont avant tout préoccupés par de

petits problèmes mathématiques qui n’intéressent qu’euxmêmes,

ce qui leur permet de se donner à peu de frais des

apparences de scientificité et d’éviter d’avoir à répondre aux

questions autrement plus compliquées posées par le monde

qui les entoure. Être économiste universitaire en France a un

grand avantage : les économistes sont assez peu considérés

au sein du monde intellectuel et universitaire, ainsi d’ailleurs

INTRODUCTION

63

que parmi les élites politiques et financières. Cela les oblige

à abandonner leur mépris pour les autres disciplines, et leur

prétention absurde à une scientificité supérieure, alors même

qu’ils ne savent à peu près rien sur rien. C’est d’ailleurs le

charme de la discipline, et des sciences sociales en général :

on part de bas, de très bas parfois, et l’on peut donc espérer

faire des progrès importants. En France, les économistes sont

– je crois – un peu plus incités qu’aux États- Unis à tenter de

convaincre leurs collègues historiens et sociologues, et plus

généralement le monde extérieur, de l’intérêt de ce qu’ils font

(ce qui n’est pas gagné). En l’occurrence, mon rêve quand

j’enseignais à Boston était de rejoindre l’École des hautes

études en sciences sociales, une école dont les grands noms

sont Lucien Febvre, Fernand Braudel, Claude Lévi- Strauss,

Pierre Bourdieu, Françoise Héritier, Maurice Godelier, et tant

d’autres encore. Dois- je le confesser, au risque de sembler

cocardier dans ma vision des sciences sociales ? J’ai sans doute

plus d’admiration pour ces savants que pour Robert Solow,

ou même pour Simon Kuznets – même si je regrette qu’une

grande partie des sciences sociales ait dans une large mesure

cessé de s’intéresser à la répartition des richesses et aux classes

sociales, alors que les questions de revenus, de salaires, de prix

et de fortunes figuraient en bonne place dans les programmes

de recherches de l’histoire et de la sociologie jusqu’aux années

1970-1980. J’aimerais en vérité que les spécialistes comme

les amateurs de toutes les sciences sociales trouvent quelque

intérêt aux recherches exposées dans ce livre – à commencer

par tous ceux qui disent « ne rien connaître à l’économie »,

mais qui ont souvent des opinions très fortes sur l’inégalité

des revenus et des fortunes, ce qui est bien naturel.

En vérité, l’économie n’aurait jamais dû chercher à se

séparer des autres disciplines des sciences sociales, et ne peut

se développer qu’en leur sein. On sait trop peu de chose

en sciences sociales pour se diviser bêtement de la sorte.

Pour espérer faire des progrès sur des questions telles que

LE CAPITAL AU XXI

e SIÈCLE

64

la dynamique historique de la répartition des richesses et la

structure des classes sociales, il est bien évident qu’il faut

procéder avec pragmatisme, et mobiliser des méthodes et des

approches qui sont celles des historiens, des sociologues et

des politistes autant que celles des économistes. Il faut partir

des questions de fond et tenter d’y répondre : les querelles

de clocher et de territoire sont secondaires. Ce livre, je crois,

est autant un livre d’histoire que d’économie.

Comme je l’ai expliqué plus haut, mon travail a d’abord

consisté à rassembler des sources et à établir des faits et des

séries historiques sur les répartitions de revenus et de patrimoines.

Dans la suite de ce livre, je fais parfois appel à la

théorie, aux modèles et aux concepts abstraits, mais je tente

de le faire avec parcimonie, c’est- à- dire uniquement dans la

mesure où la théorie permet une meilleure compréhension

des évolutions étudiées. Par exemple, les notions de revenu

et de capital, de taux de croissance et de taux de rendement,

sont des concepts abstraits, des constructions théoriques, et non

des certitudes mathématiques. Je tenterai toutefois de montrer

qu’ils permettent d’analyser plus efficacement les réalités historiques,

pour peu que l’on adopte un regard critique et lucide

sur la précision – par nature approximative – avec laquelle

il est possible de les mesurer. J’utiliserai également quelques

équations, comme la loi

α = r × β (selon laquelle la part du

capital dans le revenu national est égale au produit du taux de

rendement du capital et du rapport capital/revenu), ou encore

la loi

β = s/g (selon laquelle le rapport capital/revenu est égal

dans le long terme au rapport entre le taux d’épargne et le

taux de croissance). Je prie le lecteur peu féru de mathématiques

de ne pas refermer aussitôt le livre : il s’agit d’équations

élémentaires, qui peuvent être expliquées de façon simple et

intuitive, et dont la bonne compréhension ne nécessite aucun

bagage technique particulier. Surtout, je tenterai de montrer

que ce cadre théorique minimal permet de mieux comprendre

des évolutions historiques importantes pour chacun.

INTRODUCTION

65

Plan du livre

La suite de ce livre est composée de quatre parties et de

seize chapitres. La première partie, intitulée « Revenu et

capital », constituée de deux chapitres, introduit les notions

fondamentales qui seront abondamment utilisées dans la suite

de l’ouvrage. En particulier, le chapitre 1 présente les concepts

de revenu national, de capital et de rapport capital/revenu,

puis décrit les grandes lignes d’évolution de la répartition

mondiale du revenu et de la production. Le chapitre 2 analyse

ensuite plus précisément l’évolution des taux de croissance

de la population et de la production depuis la révolution

industrielle. Aucun fait véritablement nouveau n’est présenté

dans cette première partie, et le lecteur familier de ces

notions et de l’histoire générale de la croissance mondiale

depuis le xviii

e siècle peut choisir de passer directement à

la deuxième partie.

La deuxième partie, intitulée « La dynamique du rapport

capital/revenu », est formée de quatre chapitres. L’objectif

de cette partie est d’analyser la façon dont se présente en ce

début de xxi

e siècle la question de l’évolution à long terme du

rapport capital/revenu et du partage global du revenu national

entre revenus du travail et revenus du capital. Le chapitre 3

présente tout d’abord les métamorphoses du capital depuis le

xviii

e siècle, en commençant par le cas du Royaume- Uni et

de la France, les mieux connus sur très longue période. Le

chapitre 4 introduit le cas de l’Allemagne et de l’Amérique.

Les chapitres 5 et 6 étendent géographiquement ces analyses

à la planète entière, autant que les sources le permettent, et

surtout tentent de tirer les leçons de ces expériences historiques

pour analyser l’évolution possible du rapport capital/

revenu et du partage capital- travail dans les décennies à venir.

La troisième partie, intitulée « La structure des inégalités »,

est composée de six chapitres. Le chapitre 7 commence par

LE CAPITAL AU XXI

e SIÈCLE

66

familiariser le lecteur avec les ordres de grandeur atteints en

pratique par l’inégalité de la répartition des revenus du travail

d’une part, et de la propriété du capital et des revenus qui en

sont issus d’autre part. Puis le chapitre 8 analyse la dynamique

historique de ces inégalités, en commençant par contraster

les cas de la France et des États- Unis. Les chapitres 9 et 10

étendent ces analyses à l’ensemble des pays pour lesquels nous

disposons de données historiques (en particulier dans le cadre

de la WTID), en examinant séparément les inégalités face au

travail et face au capital. Le chapitre 11 étudie l’évolution de

l’importance de l’héritage dans le long terme. Enfin le chapitre

12 analyse les perspectives d’évolution de la répartition mondiale

des patrimoines au cours des premières décennies du xxi

e siècle.

Enfin, la quatrième partie, intitulée « Réguler le capital

au xxi

e siècle », est composée de quatre chapitres. L’objectif

est de tirer les leçons politiques et normatives des parties

précédentes, dont l’objet est avant tout d’établir les faits

et de comprendre les raisons des évolutions observées. Le

chapitre 13 tente de dresser les contours de ce que pourrait

être un État social adapté au siècle qui s’ouvre. Le chapitre

14 propose de repenser l’impôt progressif sur le revenu à la

lumière des expériences passées et des tendances récentes. Le

chapitre 15 décrit ce à quoi pourrait ressembler un impôt

progressif sur le capital adapté au capitalisme patrimonial du

xxi

e siècle, et compare cet outil idéal aux autres modes de

régulation susceptibles d’émerger, de l’impôt européen sur

la fortune au contrôle des capitaux à la chinoise, en passant

par l’immigration à l’américaine ou bien le retour généralisé

au protectionnisme. Le chapitre 16 traite de la question

lancinante de la dette publique et de celle – connexe – de

l’accumulation optimale du capital public, dans un contexte

de détérioration possible du capital naturel.

Un mot encore : il aurait été bien hasardeux de publier

en 1913 un livre intitulé

Le Capital au XXe siècle. Que le

lecteur me pardonne donc de publier en 2013 un livre

INTRODUCTION

67

intitulé

Le Capital au XXIe siècle. Je suis bien conscient de

l’incapacité totale qui est la mienne à prédire la forme que

prendra le capital en 2063 ou en 2113. Comme je l’ai déjà

noté, et ainsi que nous aurons amplement l’occasion de le

voir, l’histoire des revenus et des patrimoines est toujours une

histoire profondément politique, chaotique et imprévisible.

Elle dépend des représentations que les différentes sociétés se

font des inégalités, et des politiques et institutions qu’elles se

donnent pour les modeler et les transformer, dans un sens ou

dans un autre. Nul ne peut savoir quelle forme prendront

ces retournements dans les décennies à venir. Il n’en reste

pas moins que les leçons de l’histoire sont utiles pour tenter

d’appréhender un peu plus clairement ce que seront les choix

et les dynamiques à l’oeuvre dans le siècle qui s’ouvre. Tel

est dans le fond l’unique objectif de ce livre, qui en toute

logique aurait dû s’intituler

Le Capital à l’aube du XXIe siècle :

tenter de tirer de l’expérience des siècles passés quelques

modestes clés pour l’avenir, sans illusion excessive sur leur

utilité réelle, car l’histoire invente toujours ses propres voies.

LE CAPITAL AU XXI

e SIÈCLE

PREMIÈRE PARTIE

REVENU ET CAPITAL

1.

Revenu et production

Le 16 août 2012, la police sud- africaine intervient dans le

conflit opposant les ouvriers de la mine de platine de Marikana,

près de Johannesburg, aux propriétaires de l’exploitation,

les actionnaires de la compagnie Lonmin, basée à Londres.

Les forces de l’ordre tirent à balles réelles sur les grévistes.

Bilan : trente- quatre morts parmi les mineurs

1. Comme

souvent en pareil cas, le conflit social s’était focalisé sur la

question salariale : les mineurs demandaient que leur salaire

passe de 500 euros par mois à 1 000 euros. Après le drame,

la compagnie proposera finalement une augmentation de

75 euros par mois

2.

1. Voir « South African police open fire on striking miners »,

New York

Times

, 17 août 2012.

2. Voir le communiqué officiel de la compagnie : « Lonmin seeks sustainable

peace at Marikana », 25 août 2012, http://www.lonmin.com. D’après ce

document, le salaire de base des mineurs avant le conflit était de 5405 rands

71

Cet épisode récent vient nous rappeler, si besoin est, que

la question du partage de la production entre salaires et profits,

entre revenus du travail et revenus du capital, a toujours

constitué la première dimension du conflit distributif. Dans les

sociétés traditionnelles, déjà, l’opposition entre le propriétaire

foncier et le paysan, entre celui qui possède la terre et celui

qui apporte son travail, celui qui reçoit la rente foncière et

celui qui la verse, était au fondement de l’inégalité sociale

et de toutes les révoltes. La révolution industrielle semble

avoir exacerbé le conflit capital- travail, peut- être parce que

sont apparues des formes de production plus intensives en

capital (machines, ressources naturelles, etc.) que par le passé,

ou bien peut- être aussi parce que les espoirs placés dans une

répartition plus juste et un ordre social plus démocratique

ont été déçus – nous y reviendrons.

En tout état de cause, ces événements tragiques de Marikana

nous renvoient inévitablement à des violences plus anciennes.

À Haymarket Square, à Chicago, le 1

er mai 1886, puis de

nouveau à Fourmies, dans le nord de la France, le 1

er mai

1891, les forces de l’ordre avaient tiré mortellement sur des

ouvriers en grève qui demandaient des augmentations de

salaire. L’affrontement capital- travail appartient- il au passé,

ou bien sera- t-il l’une des clés du xxi

e siècle ?

Dans les deux premières parties de ce livre, nous allons

nous intéresser à la question du partage global du revenu

national entre travail et capital, et à ses transformations depuis

le xviii

e siècle. Nous allons temporairement oublier la question

des inégalités à l’intérieur des revenus du travail (par

exemple entre l’ouvrier, l’ingénieur et le directeur d’usine)

ou à l’intérieur des revenus du capital (par exemple entre

petits, moyens et gros actionnaires ou propriétaires), dont

par mois, et l’augmentation accordée est de 750 rands par mois (1 rand sudafricain

= environ 0,1 euro). Ces indications semblent cohérentes avec les

chiffres rapportés par les grévistes et repris dans la presse.

LE CAPITAL AU XXI

e SIÈCLE

72

nous reprendrons l’examen dans la troisième partie. Évidemment,

chacune de ces deux dimensions de la répartition des

richesses – la répartition dite « factorielle » opposant les deux

« facteurs » de production que sont le capital et le travail,

considérés artificiellement comme des blocs homogènes, et

la répartition dite « individuelle » concernant l’inégalité des

revenus du travail et du capital au niveau des individus –

joue en pratique un rôle fondamental, et il est impossible

d’aboutir à une compréhension satisfaisante du problème de

la répartition sans les analyser conjointement

1.

D’ailleurs, en août 2012, les mineurs de Marikana n’étaient

pas seulement en grève contre les profits jugés excessifs du

groupe Lonmin, mais également contre l’inégalité des salaires

entre ouvriers et ingénieurs, et contre le salaire apparemment

mirobolant du directeur de la mine

2. De même, si la propriété

du capital était répartie de façon rigoureusement égalitaire et

si chaque salarié recevait une part égale des profits en complément

de son salaire, la question du partage profits/salaires

n’intéresserait (presque) personne. Si le partage capital- travail

suscite tant de conflits, c’est d’abord et avant tout du fait de

l’extrême concentration de la propriété du capital. De fait,

dans tous les pays, l’inégalité des patrimoines – et des revenus

du capital qui en sont issus – est toujours beaucoup plus forte

que l’inégalité des salaires et des revenus du travail. Nous

analyserons ce phénomène et ses causes dans la troisième

1. La répartition « factorielle » est parfois appelée « fonctionnelle » ou

« macroéconomique », et la répartition « individuelle » est parfois dite « personnelle

» ou « microéconomique ». En réalité les deux dimensions de la

répartition mettent en jeu des mécanismes à la fois microéconomiques

(c’est- à- dire qui doivent être analysés au niveau d’entreprises ou d’agents

individuels) et macroéconomiques (c’est- à- dire qui ne peuvent être compris

qu’au niveau de l’économie nationale, voire de l’économie mondiale).

2. Un million d’euros par an (soit l’équivalent du salaire de près de deux

cents mineurs), d’après les grévistes. Malheureusement aucune information

à ce sujet n’est disponible sur le site de la compagnie.

REVENU ET PRODUCTION

73

partie. Dans un premier temps, nous allons prendre comme

donnée l’inégalité des revenus du travail et du capital, et

nous allons concentrer notre attention sur le partage global

du revenu national entre capital et travail.

Que les choses soient bien claires : mon propos ici n’est

pas d’instruire le procès des travailleurs contre les possédants,

mais bien plutôt d’aider chacun à préciser sa pensée et à se

faire une idée. Certes, l’inégalité capital- travail est extrêmement

violente sur le plan symbolique. Elle heurte de plein

fouet les conceptions les plus communes de ce qui est juste

et de ce qui ne l’est pas, et il n’est guère étonnant que cela

débouche parfois sur la violence physique. Pour tous ceux

qui ne possèdent que leur travail, et qui souvent vivent dans

des conditions modestes, voire très modestes dans le cas des

paysans du xviii

e siècle comme dans celui des mineurs de

Marikana, il est difficile d’accepter que les détenteurs du

capital – qui le sont parfois de façon héréditaire, au moins

en partie – puissent sans travailler s’approprier une part significative

des richesses produites. Or la part du capital peut

atteindre des niveaux considérables, souvent entre le quart

et la moitié de la production, parfois plus de la moitié dans

des secteurs intensifs en capital tels que l’extraction minière,

voire davantage lorsque des situations de monopoles locaux

permettent aux propriétaires de s’approprier une part plus

élevée encore.

Et, en même temps, chacun peut comprendre que si la

totalité de la production était consacrée aux salaires et si rien

n’allait aux profits, alors il serait sans doute difficile d’attirer des

capitaux permettant de financer de nouveaux investissements,

tout du moins dans le mode d’organisation économique actuel

(on peut bien sûr en imaginer d’autres). Sans compter qu’il

n’est pas forcément justifié de supprimer toute rémunération

pour ceux qui choisissent d’épargner plus que d’autres – à

supposer bien entendu qu’il s’agisse là d’une source importante

de l’inégalité des fortunes, question que nous examinerons

LE CAPITAL AU XXI

e SIÈCLE

74

également. Et sans oublier non plus qu’une part de ce que

l’on désigne comme « revenus du capital » correspond parfois

à une rémunération du travail « entrepreneurial », au moins

en partie, et devrait sans doute être traitée comme les autres

formes de travail. Cet argument classique devra lui aussi être

étudié de près. Compte tenu de tous ces éléments, quel est

le « bon » niveau de partage capital- travail ? Est- on bien sûr

que le « libre » fonctionnement d’une économie de marché et

de propriété privée conduise partout et toujours à ce niveau

optimal, comme par enchantement ? Comment, dans une

société idéale, devrait- on organiser le partage capital- travail,

et comment faire pour s’en approcher ?

Le partage capital- travail dans le long terme :

pas si stable

Pour avancer – modestement – dans cette réflexion, et

tenter au moins de préciser les termes d’un débat apparemment

sans issue, il est utile de commencer par établir les faits

aussi précisément et minutieusement que possible. Que sait- on

exactement de l’évolution du partage capital- travail depuis le

xviii

e siècle ? Pendant longtemps, la thèse la plus répandue

parmi les économistes, diffusée un peu trop hâtivement dans

les livres de cours, a été celle d’une très grande stabilité à

long terme du partage du revenu national entre travail et

capital, généralement autour de deux tiers/un tiers

1. Grâce

au recul historique et aux nouvelles données dont nous disposons,

nous allons démontrer que la réalité est nettement

plus complexe.

D’une part, le partage capital- travail a connu au cours

du siècle écoulé des retournements de grande ampleur, à

1. Environ 65 %- 70 % pour les salaires et autres revenus du travail, et

30 %- 35 % pour les profits, loyers et autres revenus du capital.

REVENU ET PRODUCTION

75

la mesure de l’histoire politique et économique chaotique

du xx

e siècle. Les mouvements du xixe siècle, déjà évoqués

dans l’introduction (hausse de la part du capital dans la première

moitié du siècle, légère baisse et stabilisation ensuite),

semblent en comparaison bien paisibles. Pour résumer : les

chocs du « premier xx

e siècle » (1914-1945) – à savoir la

Première Guerre mondiale, la révolution bolchevique de

1917, la crise de 1929, la Seconde Guerre mondiale, et les

nouvelles politiques de régulation, de taxation et de contrôle

public du capital issues de ces bouleversements – ont conduit

à des niveaux historiquement bas pour les capitaux privés dans

les années 1950-1960. Le mouvement de reconstitution des

patrimoines se met en place très vite, puis s’accélère avec la

révolution conservatrice anglo- saxonne de 1979-1980, l’effondrement

du bloc soviétique en 1989-1990, la globalisation

financière et la dérégulation des années 1990-2000, événements

qui marquent un tournant politique allant en sens inverse du

tournant précédent, et qui permettent aux capitaux privés de

retrouver au début des années 2010, malgré la crise ouverte

en 2007-2008, une prospérité patrimoniale inconnue depuis

1913. Tout n’est pas négatif dans cette évolution et dans ce

processus de reconstitution des patrimoines, qui est en partie

naturel et souhaitable. Mais cela change singulièrement la

perspective que l’on peut avoir sur le partage capital- travail

en ce début de xxi

e siècle, et les évolutions possibles pour

les décennies qui viennent.

D’autre part, au- delà de ce double retournement du

xx

e siècle, si l’on prend maintenant une perspective de très

long terme, alors la thèse d’une complète stabilité du partage

capital- travail se heurte au fait que la nature même du capital

s’est radicalement transformée (du capital foncier et terrien

du xviii

e siècle au capital immobilier, industriel et financier

du xxi

e siècle), et surtout à l’idée selon laquelle la croissance

moderne se caractériserait par la montée en puissance

du « capital humain », thèse également très répandue parmi

LE CAPITAL AU XXI

e SIÈCLE

76

les économistes, et qui de prime abord semble impliquer

une augmentation tendancielle de la part du travail dans le

revenu national. Nous verrons qu’une telle tendance de très

long terme est peut- être à l’oeuvre, mais dans des proportions

relativement modestes : la part du capital (non humain) en

ce début de xxi

e siècle apparaît à peine plus faible que ce

qu’elle était au début du xix

e siècle. Les très hauts niveaux

de capitalisation patrimoniale observés actuellement dans les

pays riches semblent s’expliquer avant tout par le retour

à un régime de croissance faible de la population et de la

productivité – doublé d’un retour à un régime politique

objectivement très favorable aux capitaux privés.

Pour bien comprendre ces transformations, nous verrons

que l’approche la plus féconde consiste à analyser l’évolution

du rapport capital/revenu (c’est- à- dire le rapport entre

le stock total de capital et le flux annuel de revenu et de

production), et non seulement du partage capital- travail (c’està-

dire le partage du flux de revenu et de production entre

revenus du capital et du travail), plus classiquement étudié

dans le passé, en grande partie faute de données adéquates.

Mais, avant de présenter tous ces résultats de façon détaillée,

il nous faut procéder par étapes. La première partie de ce

livre a pour objectif d’introduire les notions fondamentales.

Dans la suite de ce chapitre 1, nous allons commencer par

présenter les concepts de production intérieure et de revenu

national, de capital et de travail, et de rapport capital/revenu.

Puis nous examinerons les transformations de la répartition

mondiale de la production et du revenu depuis la révolution

industrielle. Dans le chapitre 2, nous analyserons l’évolution

générale des taux de croissance au cours de l’histoire, évolution

qui jouera un rôle central pour la suite de l’analyse.

Une fois ces préalables posés, nous pourrons étudier dans

la deuxième partie de ce livre la dynamique du rapport

capital/revenu et du partage capital- travail, en procédant là

encore par étapes. Dans le chapitre 3, nous examinerons les

REVENU ET PRODUCTION

77

transformations de la composition du capital et du rapport

capital/revenu depuis le xviii

e siècle, en commençant par

le cas du Royaume- Uni et de la France, le mieux connu

sur très longue période. Le chapitre 4 introduira ensuite le

cas de l’Allemagne, et surtout de l’Amérique, qui complète

utilement le prisme européen. Enfin, les chapitres 5 et 6

tenteront d’étendre ces analyses à l’ensemble des pays riches,

et dans la mesure du possible à l’ensemble de la planète, et

d’en tirer les leçons pour la dynamique du rapport capital/

revenu et du partage capital- travail au niveau mondial en ce

début de xxi

e siècle.

La notion de revenu national

Il est utile de commencer par présenter la notion de « revenu

national », à laquelle nous aurons fréquemment recours dans

ce livre. Par définition, le revenu national mesure l’ensemble

des revenus dont disposent les résidents d’un pays donné au

cours d’une année, quelle que soit la forme juridique que

prennent ces revenus.

Le revenu national est étroitement relié à la notion de

« produit intérieur brut » (PIB), souvent utilisée dans le débat

public, avec toutefois deux différences importantes. Le PIB

mesure l’ensemble des biens et services produits au cours

d’une année sur le territoire d’un pays donné. Pour calculer

le revenu national, il faut commencer par soustraire du

PIB la dépréciation du capital qui a permis de réaliser ces

productions, c’est- à- dire l’usure des bâtiments, équipements,

machines, véhicules, ordinateurs, etc., utilisés au cours d’une

année. Cette masse considérable, qui atteint actuellement de

l’ordre de 10 % du PIB dans la plupart des pays, ne constitue

en effet un revenu pour personne : avant de distribuer des

salaires aux travailleurs, des dividendes aux actionnaires ou

de réaliser des investissements véritablement nouveaux, il faut

LE CAPITAL AU XXI

e SIÈCLE

78

bien commencer par remplacer ou réparer le capital usagé.

Et si on ne le fait pas, alors cela correspond à une perte de

patrimoine, donc à un revenu négatif pour les propriétaires.

Une fois déduite la dépréciation du capital du produit intérieur

brut, on obtient le « produit intérieur net », que nous

appellerons plus simplement « production intérieure », et qui

est typiquement égal à 90 % du PIB.

Puis il faut ajouter les revenus nets reçus de l’étranger (ou

bien retrancher les revenus nets versés à l’étranger, suivant

la situation du pays). Par exemple, un pays dont l’ensemble

des entreprises et du capital est possédé par des propriétaires

étrangers peut fort bien avoir une production intérieure très

élevée mais un revenu national nettement plus faible, une fois

déduits les profits et loyers partant à l’étranger. Inversement,

un pays possédant une bonne partie du capital d’autres pays

peut disposer d’un revenu national beaucoup plus élevé que

sa production intérieure.

Nous reviendrons plus loin sur des exemples de ces deux

types de situations, tirés de l’histoire du capitalisme et du

monde actuel. Précisons d’emblée que ce type d’inégalités

internationales peut être générateur de très fortes tensions

politiques. Il n’est pas anodin pour un pays de travailler

pour un autre pays, et de lui verser durablement une part

significative de sa production sous forme de dividendes ou

de loyers. Pour qu’un tel système puisse tenir – jusqu’à un

certain point –, il doit souvent s’accompagner de relations

de domination politique, comme ce fut le cas à l’époque du

colonialisme, quand l’Europe possédait de fait une bonne part

du reste du monde. Une des questions centrales de notre

enquête est de savoir dans quelle mesure et sous quelles

conditions ce type de situation est susceptible de se reproduire

au cours du xxi

e siècle, éventuellement sous d’autres

configurations géographiques, par exemple avec l’Europe

dans le rôle du possédé plutôt que du possédant (crainte

REVENU ET PRODUCTION

79

actuellement fort répandue sur le Vieux Continent – peutêtre

trop : nous verrons).

À ce stade, contentons- nous de noter que la plupart des

pays, riches ou émergents, sont actuellement dans des situations

beaucoup plus équilibrées que ce que l’on imagine parfois.

En France comme aux États- Unis, en Allemagne comme au

Royaume- Uni, en Chine comme au Brésil, au Japon comme

en Italie, le revenu national n’est aujourd’hui pas très différent

de la production intérieure – à 1 % ou 2 % près. Autrement

dit, dans tous ces pays, les flux entrant et sortant de profits,

d’intérêts, de dividendes, de loyers, etc., s’équilibrent à peu

près, avec généralement des revenus nets reçus de l’étranger

légèrement positifs pour les pays riches. En première approximation,

les résidents de ces différents pays possèdent au travers

de leurs placements immobiliers et financiers à peu près autant

de richesses dans le reste du monde que le reste du monde

en possède chez eux. Contrairement à une légende tenace,

la France n’est pas possédée par les fonds de pension californiens

ou la Banque de Chine, pas plus que les États- Unis ne

sont la propriété des investisseurs japonais ou allemands. La

crainte de telles situations est tellement forte que les fantasmes

devancent souvent en cette matière la réalité. Aujourd’hui, la

réalité est que l’inégalité du capital est beaucoup plus domestique

qu’internationale : elle oppose davantage les riches et les

pauvres à l’intérieur de chaque pays que les pays entre eux.

Mais il n’en a pas toujours été ainsi dans l’histoire, et il est

parfaitement légitime de se demander sous quelles conditions

cette situation peut évoluer au cours du xxi

e siècle, d’autant

plus que certains pays – le Japon, l’Allemagne, les pays pétroliers,

et à un degré moindre la Chine – ont accumulé dans le

passé récent des créances non négligeables (quoique nettement

inférieures à ce jour aux records coloniaux) vis- à- vis du reste

du monde. Nous verrons également que la très forte progression

des participations croisées entre pays (chacun est possédé

pour une large part par les autres) peut légitimement accroître

LE CAPITAL AU XXI

e SIÈCLE

80

le sentiment de dépossession, y compris si les positions nettes

sont relativement faibles.

Pour résumer, au niveau de chaque pays, le revenu national

peut être supérieur ou inférieur à la production intérieure,

suivant que les revenus nets reçus de l’étranger sont positifs

ou négatifs :

Revenu national = production intérieure + revenus nets reçus

de l’étranger

1

Au niveau mondial, les revenus reçus et versés à l’étranger

s’équilibrent, si bien que le revenu est par définition égal à

la production :

Revenu mondial = production mondiale

2

Cette égalité entre les flux annuels de revenu et de production

est une évidence conceptuelle et comptable, mais elle traduit

une réalité importante. Au cours d’une année donnée, il n’est

pas possible de distribuer plus de revenus que de nouvelles

richesses n’ont été produites (sauf à s’endetter vis- à- vis d’un autre

pays, ce qui n’est pas possible au niveau mondial). Inversement,

toute la production doit être distribuée sous forme de revenus

– d’une façon ou d’une autre : soit sous forme de salaires,

1. Le revenu national est aussi appelé « produit national net » (par opposition

au « produit national brut », PNB, qui inclut la dépréciation du capital).

Nous utiliserons l’expression « revenu national », plus simple et plus intuitive.

Les revenus nets issus de l’étranger sont définis comme la différence

entre les revenus reçus de l’étranger et les revenus versés à l’étranger. Ces

flux croisés concernent principalement les revenus du capital, mais incluent

aussi les revenus du travail et les transferts unilatéraux (par exemple des

migrants vers leur pays d’origine). Voir annexe technique.

2. Le revenu mondial est naturellement défini comme la somme du

revenu national des différents pays, et la production mondiale comme la

somme de la production intérieure des différents pays.

REVENU ET PRODUCTION

81

traitements, honoraires, primes, etc., versés aux salariés et aux

personnes qui ont apporté le travail utilisé dans la production

(revenus du travail) ; soit sous forme de profits, dividendes,

intérêts, loyers, royalties, etc., revenant aux propriétaires du

capital utilisé dans la production (revenus du capital).

Qu’est- ce que le capital ?

Récapitulons. Au niveau des comptes d’une entreprise

comme d’un pays pris dans son ensemble ou de la planète

tout entière, la production et les revenus qui en sont issus

peuvent se décomposer comme la somme des revenus du

capital et du travail :

Revenu national = revenus du capital + revenus du travail

Mais qu’est- ce que le capital ? Quelles en sont exactement

les limites et les formes, et comment sa composition s’estelle

transformée au cours du temps ? Cette question, centrale

pour notre enquête, sera examinée plus en détail dans les

prochains chapitres. Il est toutefois utile de préciser dès à

présent les points suivants.

Tout d’abord, tout au long de ce livre, quand nous parlons

de « capital », sans autre précision, nous excluons toujours

ce que les économistes appellent souvent – et à notre sens

assez improprement – le « capital humain », c’est- à- dire la

force de travail, les qualifications, la formation, les capacités

individuelles. Dans le cadre de ce livre, le capital est défini

comme l’ensemble des actifs non humains qui peuvent être

possédés et échangés sur un marché. Le capital comprend

notamment l’ensemble du capital immobilier (immeubles,

maisons) utilisé pour le logement et du capital financier et

professionnel (bâtiments, équipements, machines, brevets, etc.)

utilisé par les entreprises et les administrations.

LE CAPITAL AU XXI

e SIÈCLE

82

http://piketty.pse.ens.fr/capital21c

http://piketty.pse.ens.fr/fr/capital21c

 

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