Haïti, dix ans d’histoire Secrète d’Haïti par Nicolas Jallot,et Laurent Lesage (partie5)


Chapitre III

LA FIEVRE DU DIMANCHE SOIR

1991

Un vendredi soir comme les autres, dans un bistrot de Port‑au‑Prince. Passé la porte de l’un de ces établissements où s’agglutine une population métissée, il est agréable de rencontrer, le temps d’un « ti‑punch » à la fraîcheur réconfortante, la population haïtienne. Cette semaine encore, la conversation porte sur « la » rumeur: dimanche, le président Aristide sera renversé par un coup d’État. Impossible d’y échapper. On ne parle que de cela. L’infor­mation est grave. Pourtant on en rigole. Chacun extrapole. La démesure est facile ‑ les événements récents ne sont pas oubliés ‑ et les invraisemblances abondent dans ces récits hauts en couleur. Pour le journaliste occidental qui baigne dans cette ambiance étrange, il est difficile de faire la part des choses entre le doux délire et la paranoïa de cer­tains et l’indéniable justesse d’analyse d’autres, qui se mêlent dans cette joyeuse ambiance récréative. Impossible pourtant de ne pas être séduit par ces palabres touchantes de naïveté, à l’image des peintures magiques qui font la renommée de ce pays. Quelle est la part de vérité dans ces prédictions quelque peu surnaturelles pour des esprits « cartésiens » ? On s’inter­roge. Au pays du vaudou, l’imagination populaire dépasse l’entendement… Pourtant, à y regarder de plus près, la « rumeur » n’est pas si légère. En Haïti, les coups d’État ne tombent pas du ciel, comme par enchantement ou malédic­tion. On peut imaginer toute une typologie. En premier lieu, le passage à l’acte survient toujours un dimanche. Comme si, le septième jour, le Seigneur apportait sa bénédiction aux putschistes…

Le dimanche est en fait le seul jour où l’on peut circuler sans trop d’embarras dans certaines rues de Port‑au‑Prince. Ces axes principaux qui grouillent de monde sont difficiles à emprunter les autres jours. Les innombrables « tap‑tap » multicolores immobilisent la circulation. Le dimanche, ils se font rares. Le week‑end, les Haïtiens se retrouvent en famille ou rendent visite à des proches. Les plus fortunés passent la journée sur l’une de ces belles plages qui bordent la route du Nord. Le dimanche, c’est aussi le jour de permission des soldats. Le plus souvent en civil, ils en profitent pour rendre visite à des amis ou pour aller draguer dans les bars animés du bord de mer.

Les rares familles bourgeoises, qui fréquentent peu la plage, sont assidues devant les programmes des chaînes américaines qu’elles reçoivent par satellite. Les habitudes des hauts gradés sont similaires.

Pendant ce temps, le président se repose dans sa maison à quelques kilomètres de la capitale, laissant le palais vide et peu gardé. Le dimanche, les conditions sont donc idéales pour prendre le pouvoir par la force.

Tout coup d’État fait suite à une rumeur. C’est une autre constante dans ce pays où, d’une certaine façon, tout s’explique. La propagation régulière de ces rumeurs alarmistes alimente un climat de « coup d’État permanent ». Ces rumeurs sur un coup d’État imminent sont typiquement haïtiennes depuis des décennies. Mais depuis quelque temps, alors que la plupart des gouvernements se sont emparés du pouvoir par la force ou dans un cadre extra-constitutionnel, les annonces de coups d’État sont prises au sérieux.

Chaque vendredi, les bourgeois remplissent leur réfrigérateur, font quelques réserves, au cas où… Entre leur sens du devoir et leur goût non dissimulé pour le farniente, les reporters et correspondants étrangers tergiversent. Doivent-ils se priver de plage? Les plus consciencieux restent calfeutrés dans leur chambre d’hôtel, à l’écoute des informations, dans l’attente du putsch annoncé. D’autres, amateurs de sports nautiques, craquent… Fatigués d’attendre depuis plusieurs dimanches un éventuel coup de force, ils décident d’aller jouir des plaisirs de la plage. Les moins chanceux méditent encore aujourd’hui sur les conséquences de leur « péché » dominical.

Le dimanche soir, sur la route du retour des plages, un barrage tendu par les militaires empêche toutes les voitures de pénétrer dans la capitale. Il est interdit de passer, un coup d’État s’y déroule. Sans nouvelles et dépourvus de tous moyens de communication, les reporters passent à côté de l’événement.

Putsch: mode d’emploi

Pour réussir leur coup d’État, tous les putschistes savent qu’ils doivent s’emparer du contrôle de la compagnie des blindés. Ainsi, autre rituel notoire, un putsch commence toujours à Frère, un camp militaire un peu excentré par rapport à la capitale. Cette ancienne caserne des terribles « Léopards », n’est accessible que par la route « frère » que l’on emprunte à partir de Pétionville, en longeant le cimetière sur la route de Delmas. On accède à une route défoncée, très fréquentée par la haute bourgeoisie puisqu’elle dessert une boite de nuit qui lui est « réservée ». Un peu plus loin, une pépinière, un petit pont et la caserne qui abrite la « compagnie des blindés » : à défaut de tanks ou de chars d’assaut, quatre automitrailleuses blindées montées sur chenilles équipent la section. Les Haïtiens les appellent les « tanquettes ». C’est à Frère que tout (re)commence le dimanche 29 septembre 1991. Michel François, le chef de la police, et ses hommes arrivent en « pick‑up » de service. Les gardes ne se méfient pas, et les hommes de François se mettent à tirer. Une fusillade éclate, des soldats tombent, d’autres se rendent… Suivent menaces et négociations. Deux heures plus tard, la compagnie des blindés se rallie a la cause de Michel François. La répression commence le 30 septembre à la première heure.

Premier objectif : « boucler les quartiers populaires ». Forts de l’expérience du 7 janvier précédent, les putschistes savent que le peuple est l’adversaire principal à maîtriser. Du fond de sa cellule, Roger Lafontant n’a pas oublié de le rappeler au petit groupe dirigé par François. Neuf mois plus tôt, celui‑ci avait oublié de consulter le « mode d’emploi ». Une part de mystère entoure encore le rôle réel joué par l’ancien chef des tontons macoutes dans ce putsch. Personne ne le connaît vraiment.

La mort de Lafontant

Pénitencier national. Longeant les murs lépreux et recouverts de peinture jaune, couleur utilisée pour repeindre les bâtiments militaires, un homme, appelons‑le ainsi, s’approche du « quartier » des détenus dits « politiques ». Avant de tourner à gauche pour accéder à ce couloir, où se trouvent six cellules, on remarque une petite fenêtre donnant sur un bureau. Le prisonnier Roger Lafontant y a ses habitudes. Il quitte régulièrement sa cellule toute proche pour y passer ses appels téléphoniques (sic).

Au terme de plusieurs conversations, Roger regagne sa cellule. Avec qui s’est‑il entretenu? Et de quoi a‑t‑il bien pu parler? Sur ce sujet, les gardiens resteront silencieux ou… introuvables. L’homme est accompagné par un prisonnier, citoyen d’un pays africain ‑ Libéria ‑ arrêté pour meurtre lors du passage d’un bateau étranger à Port‑au‑Prince. En tant que prisonnier « caïd », il intervient comme « aide » du chef de la prison et « aide » spécial des gardiens. Il a en charge la surveillance de ce « quartier à haut risque ». Il a été choisi parmi l’ensemble des prisonniers. Une faveur qu’il doit à sa dureté, mais surtout au fait qu’il soit étranger à Haïti. Ne connaissant pas le passé de Roger Lafontant, l’homme est le seul à ne pas le craindre et à pouvoir le « mater ». Brandissant la menace d’un revolver de « professionnel », notre mystérieux personnage donne l’ordre de vider les cinq premières cellules. Elles sont toutes occupées par des proches de Roger Lafontant, jugés comme lui deux mois plus tôt. Parmi eux, le tristement célèbre « journaliste macoute » Serge Beaulieu, entièrement dévoué à son ancien patron. Les quatre premiers prisonniers ne cherchent pas à comprendre. Ils s’enfuient aussitôt avec les gardiens, peu disposés à affronter ce visiteur imprévu.

Dans cette prison peu animée, c’est la débandade. Les prisonniers courent vers la sortie. Dans la cinquième cellule, un jeune homme, le secrétaire de Roger Lafontant, hésite… Il prend le temps de la réflexion, se demande ce qui se passe. À coté, dans la sixième cellule ‑ au bout du couloir ‑ quelques mots sont échangés. Puis le docteur Roger Lafontant s’écrie: « Pourquoi? Non… » À cet instant, trois détonations. Puis, le bruit des pas qui s’éloignent. Le locataire de la cellule voisine prend peur. Il se cache, puis sort. Quelques jours plus tard, cet homme réussit à rejoindre la Floride. Il s’agit d’Alix Chalmers qui, malgré notre enquête, reste introuvable. Même si des Haïtiens de Miami prétendent qu’il se cache dans le ghetto de Liberty City.

Dans la dernière cellule de ce couloir des « politiques », transformé en couloir de l’évasion pour certains, et en couloir de la mort pour d’autres, gît le corps de Roger Lafontant. Le cadavre porte des plaies par balles au niveau de l’abdomen, des membres supérieurs et inférieurs comme l’atteste le rapport d’autopsie (daté du Il octobre 1991 et signé par les docteurs Péan, Celestin et Darang).

Qui a éliminé Lafontant ?

Baignant dans une mare de sang, Lafontant semble regarder son costume qui pend au mur, soutenu par un cintre accroché à une pointe. Dans la cellule, tout est en ordre. Malgré les réserves de nourriture, Lafontant devait se préparer à quitter les lieux. Comme si le coup d’État allait lui permettre de retrouver la liberté. En fait, la nouvelle du coup d’État lui est parvenue par les gardiens de la prison. C’est ce qui explique qu’il soit allé téléphoner à plusieurs personnes. Reste qu’il ignorait qui, du chef de la police ou des militaires, aurait le dessus. Dans le premier cas, tous les espoirs lui étaient permis, notamment une éventuelle participation au pouvoir. Dans l’autre hypothèse, il savait sa mort toute proche… Aujourd’hui, trois thèses s’opposent. Il faut rappeler qu’au fil des années Roger Lafontant s’était constitué un nombre d’ennemis assez impressionnant. Les personnes ou groupes susceptibles d’avoir intérêt à le supprimer sont relativement nombreux.

La première hypothèse, reprise par les putschistes, les duvaliéristes et les Américains, accuse le président Aristide. Dans un rapport adressé au commandant en chef des forces années d’Haïti, une déclaration du capitaine Doura fait part d’un appel téléphonique du président Aristide à une heure très avancée de la nuit. C’est faux. Comme on le verra, le président avait d’autres problèmes à régler, et était sous « bonne garde ».

D’autres, comme le chef de la prison, accusent le ministre Chérubin d’avoir « ordonné l’exécution immédiate du prisonnier Roger Lafontant ». Les putschistes ont toujours assuré qu’ils en avaient la preuve. M. Galbart, soussecrétaire d’État pour les Caraïbes au Département d’État, à Washington, affirme également en avoir la preuve. Admettons, plutôt, qu’il a obtenu, certainement sans grandes difficultés, une copie du dossier des putschistes.

La deuxième thèse accuse les putschistes eux‑mêmes. N’était‑il pas opportun de se débarrasser d’un homme qui du fait de son passé poserait d’énormes problèmes à la junte ? Depuis des années, Roger Lafontant était l’ennemi intime de l’armée, en tant que chef des tontons macoutes. Ministre de l’Intérieur, il a toujours fait de l’ombre aux militaires, cherchant souvent à les humilier.

Pourtant, à y regarder de près, cette piste militaire ne tient pas. A ce moment précis des événements, c’est Michel François, le chef de la police, qui tient les rênes du pouvoir, les militaires sont encore hors jeu, à l’image de Raoul Cédras. Or on sait aussi que, contrairement aux militaires, les policiers ne sont pas les ennemis intimes des macoutes et surtout que Michel François et Roger Lafontant n’ont pas d’animosité l’un envers l’autre.

La troisième hypothèse paraît la plus invraisemblable. C’est pourtant la nôtre. Elle met en cause les services secrets français. Un officier de la DGSE devait d’ailleurs nous le confirmer sous le sceau du secret. L’ordre d’exécution de Roger Lafontant a été donné depuis Paris. Difficile de comprendre pourquoi les services français se sont impliqués dans cette affaire. Voulaient‑ils éliminer le rival d’Aristide, chef des macoutes et bourreau du peuple, dans l’espoir de consolider la démocratie? Difficile d’adhérer à cette piste un brin utopique. Non, les services français ont agi pour préserver leurs intérêts. Pour s’en convaincre, il faut revenir quelques années en arrière.

Paris, hôtel Ritz. En ce jour de 1983, Roger Lafontant monte dans la chambre de ce palace pour hommes d’affaires fortunés et stars des médias ou du showbiz. Il ne s’agit pas d’un rendez‑vous galant, il vient remettre une valise pleine de billets à un jeune officier français qui, à l’époque, exerce ses talents dans la cellule antiterroriste de l’Élysée. 450 000 dollars. À qui est destiné l’argent versé par Laisseront ? Difficile de savoir pour qui roule l’officier français qui a des amitiés à droite et à gauche, d’autant qu’il prépare sa reconversion dans le secteur privé. Peu importe, Lafontant a financé et rendu service à des intérêts français. Certains y voient le prix à payer pour que les soutiens français à ceux qui soutiennent Duvalier s’estompent.

Depuis cette rencontre secrète à l’hôtel Ritz, Lafontant est sorti de la clandestinité. En janvier 1991, son putsch manqué contre Aristide l’a remis sous les feux de l’actualité. La fréquentation de Lafontant devient inavouable pour des « politiques » français. Craint‑on à Paris qu’une fuite ne vienne discréditer quelques puissants personnages ? Deux ou trois hommes seulement sont au courant du déal entre Lafontant et l’officier français. Leur silence nous conforte dans l’idée que nous sommes ici au coeur d’une « affaire ». Pour une « raison d’État », Lafontant doit être éliminé. L’homme en savait trop. Au cours d’une conférence de presse, le 26 octobre 1990, il avait dénoncé une « conspiration internationale qui planifie des assassinats et des actes de terrorisme politique dont seraient faussement accusés les duvaliéristes ». Troublant. Dès les premières minutes du coup d’État, l’ordre est donne à un agent de supprimer Lafontant. Tueur professionnel, il aurait déjà rendu ce genre de « service » contre une forte somme d’argent. Recruté localement? Il fallait agir très vite pour que cet assassinat soit mis au compte des putschistes… Deux « experts » le confirment. « C’est un grand 46 pro  » qui a fait ce job. » « Affirmatif. » Il ne faut pas oublier dans quel contexte la commande est effectuée. « En plein putsch, il faut, non seulement pénétrer dans la prison, mais réussir à atteindre le plus discrètement possible la cellule du prisonnier, passer à l’acte, et surtout ‑ c’est là le plus difficile ‑ en ressortir sans laisser de traces. » Un coup de maître, concluent nos « experts ». Le crime était presque parfait.

Le plus sanglant des coups dÉtat

La répression est terrible. Les quartiers populaires, encerclés, sont le théâtre de nombreux massacres. Ces quartiers les plus favorables au président Aristide paient le tribut le plus lourd. Le centre‑ville est jonché de cadavres et les rares barricades sont balayées à la mitraillette. Le reporter du Washington Post, Lee Hockstader ‑ témoin privilégié de la situation ‑, donne un récit des événements, le 8 octobre.

Le désastre raconté par les résidents de Lamentin fut confirmé par le Centre haïtien pour la défense des droits de l’homme, un groupe d’observation indépendant. Certains Haïtiens et analystes disent que ce fut la tuerie la plus sanglante que le pays ait connue depuis plus de trente ans. Comme des habitants de Lamentin l’ont décrit: « C’était une scène d’une horreur inimaginable. Deux hommes âgés furent tués pendant qu’ils jouaient aux dominos sous un arbre. Une tache sombre est visible sur la terre, là où les hommes ont perdu leur sang. Deux jeunes enfants, un garçon et une fille, moururent dans leur maison que les soldats avaient incendiée. Un adolescent nommé Ti Ati a été tué en face d’une maison réduite en cendres, son corps resta à pourrir au soleil pendant deux jours. Les estimations du nombre des morts varient de 250 à 600 ou davantage. La plupart des tueries eurent lieu dans les quartiers pauvres, comme ceux des faubourgs de la capitale et de Cité Soleil près de Port‑au‑Prince, où Aristide est extrêmement populaire. Quelques témoins dirent que 750 personnes avaient trouvé la mort dans le seul quartier de Cité Soleil. »

Dès que la nouvelle du renversement d’Aristide est connue dans les quartiers urbains, les ruelles et passages de ces quartiers pauvres de Port‑au‑Prince s’emplissent de Haïtiens en colère. Mais les forces de sécurité ont retenu la leçon du coup d’État avorté de janvier. Des troupes sont postées aux points stratégiques autour de la ville. Les soldats tirent sans scrupules sur tous les citoyens qui tentent de se rassembler.

À Cité Soleil, des soldats entrent dans les maisons pour tuer les civils sans défense. Bébés, enfants, jeunes et vieillards ne sont pas épargnés. À Sans‑Fil et Bel‑Air, quartiers populaires prévenus du coup d’État par « télédyol », on court les ténèbres. Un concert de casseroles et de ferrailles en tout genre est improvisé en signe de protestation. La réponse des putschistes ne tarde pas. Des voitures civiles, pleines d’hommes en armes, débarquent dans ces quartiers. Des « attachés », ces anciens macoutes utilises par la police que contrôle Michel François ‑ leur surnom vient de l’attaché‑case qui ne les quitte jamais et dans lequel ils cachent leur revolver, et chargés des camions de l’année, pleins de soldats, armés jusqu’aux dents, arrivent.

Débute alors un enfer de tirs d’armes automatiques. Parfois, on entend les cris de la foule en faveur d’Aristide. Mais les rafales assourdissantes étouffent la voix du peuple. C’est un véritable carnage. La violence qui frappe habituellement les pauvres touche en ce jour de coup d’État tout citoyen qui s’aventure dans les rues de la capitale. Le témoignage d’un bourgeois « anti‑Aristide », résidant sur les hauteurs de Pétionville, et qui conservera l’anonymat, est éloquent. « Arrivant du nord du pays, je me suis heurté, avec ma famille, à de nombreux barrages. Seul mon rang social et mes relations avec quelques hauts gradés m’ont permis d’éviter les problèmes et de pouvoir rentrer chez moi (non sans soulagement) sans difficultés. Le passage des barrages fat relativement facile. Mais les spectacles auxquels nous avons été confrontés nous ont été insupportables. La première épreuve nous a été imposée à Ti Tanyen [lieu‑dit, sur la route du Nord, à une quinzaine de Kilomètres de Port‑au‑Prince ‑ près des sources puantes ‑, où sont creusées des fosses communes qui servent aux « non‑réclamés » de la morgue de l’hôpital général et aux victimes de la répression militaire]. En arrivant à proximité du lieu‑dit, une odeur pestilentielle montait du charnier. Alors que nous étions arrêtés par un soldat très nerveux, nous avons vu un camion déverser une trentaine de cadavres criblés de balles. Ma fille vomissant, nous dûmes sortir un instant de la voiture. Ce qui fit beaucoup rire le soldat Ayant reçu l’ordre de partir, nous avons repris la route en silence. Le malaise envahissant la voiture, nous évitions de nous regarder, ma femme et moi. À l’arrière, ma fille pleurait.

« À l’entrée de Port‑au‑Prince, au barrage de la Croixdes‑Missions, un spectacle aussi horrible nous attendait. Alors que l’officier, agressif, m’expliquait par où passer pour regagner ‑ sans problèmes ‑ les hauteurs de Pétionville, une camionnette passa, chargée de cadavres enchevêtrés. Probablement, une autre livraison pour le charnier de Ti Tanyen. J’appris, plus tard, qu’après avoir déchargé les corps, ils revenaient, chargeaient les corps ‑ pas seulement les cadavres, mais aussi ceux des blessés ‑, et ce, jusqu’à ce que tous les corps aient été enlevés. Un spectacle inoubliable qui nous obligea à partir, quelques jours plus tard, pour la Floride, afin que notre fille traumatisée par ces événements put se reposer. » Et il ajoute: « Je suis contre le gouvernement d’Aristide, mais je le préfère, sans aucune hésitation, à ces criminels qui ont orchestré les massacres. C’est une honte pour le pays et ils devraient répondre de leurs crimes devant un tribunal’. »

Flash‑back. Les doutes de Frantz Merceron

Le lendemain matin. Vers 8 heures. À Paris, Frantz Merceron prend son petit déjeuner. Il est 2 heures du matin à Port‑au‑Prince. Le téléphone sonne. Surprise. C’est Roger Lafontant. Merceron le croyait en prison. Il n’en revient pas. Pourtant, sa voix est inimitable, reconnaissable entre mille. « Je ne pouvais pas la confondre, raconte‑t‑il. Roger m’engueule. Il me dit que je l’ai trahi, puis la conversation s’interrompt brusquement. »

Lorsqu’il raccroche le combiné, Frantz Merceron croit vivre un cauchemar. Il pense que Roger Lafontant est libre et il a aussi la nette impression qu’il est à la tête du coup d’État. Naturellement, Merceron appelle son ami Chanoine, aux États‑Unis : « Roger est dans le coup, il va revenir au pouvoir et il va nous faire la peau. » Chanoine confirme les faits ‘. Merceron pense toutefois à prévenir la femme de Roger Lafontant, qui doit s’inquiéter. « Je n’avais pas parlé à Gladys depuis sept ou huit ans. Je l’appelle et je lui dis que son mari est vivant. Elle me remercie. »

Lorsqu’il apprend le mercredi que Roger est officiellement mort dans sa prison, Frantz Merceron ne comprend plus rien. « Je n’ai pas résolu le problème…, dit‑il. La seule conclusion évidente, c’est que lorsque Roger est mort, Aristide n’était plus au pouvoir. » Le clan Aristide n’est effectivement pas responsable de cet assassinat.

Frantz Merceron ignore peut‑être qu’il a été le dernier à parler à Roger Lafontant. Il le croit libre, il est en fait ‑ on l’a dit plus haut ‑dans le petit bureau qui jouxte sa cellule. Une erreur d’interprétation qui, aujourd’hui encore, fait douter tout le clan duvaliériste sur la réalité de cette mort en prison. À l’inverse, Frantz Merceron comprend parfaitement les reproches que lui adresse Roger Lafontant. Le chef macoute lui en veut de l’avoir poussé à rentrer au pays. Roger Lafontant parle de « trahison ». Mais, il était loin de se douter que celui qui viendrait le tuer agirait pour le compte des services secrets français. Il ne se trouve pas grand monde pour pleurer la mort de Roger Lafontant. Les Haïtiens sont soulagés par la nouvelle. Une page est définitivement tournée. Dans la folie de cette nuit meurtrière, la mort du chef macoute est une péripétie. Les victimes sont largement plus nombreuses que celles des coups d’État précédents.

Paul Farmer, dans The Uses of Haiti (1994), rapporte un témoignage recueilli auprès d’une jeune physicienne, fonctionnaire dans le gouvernement Lavalas. Peu après minuit, avec son beau‑frère, elle part à pied pour le palais avec la ferme intention de protester contre ce coup de force.

« Je me suis dit: pas question que je tolère ce coup d’État, et nous sommes partis de la maison de ma bellemère pour gagner le palais. Quand j’approchai du parc, en face du palais, c’était le chaos. Beaucoup de gens manifestaient, mais les soldats leur tiraient dessus. Je n’arrivais pas à y croire, les voyant ainsi faucher les gens à terre. Un groupe de protestataires avait grimpé sur le piédestal de la statue de l’Indien, et les soldats leur tiraient dessus, les abattant un par un. Je me suis couchée sur le sol et j’ai entendu mon beau‑frère me crier de courir. Mais c’étaient ceux qui couraient qui étaient tués… Ce fut vraiment la première fois que j’ai réalisé que les gens pouvaient être traités comme des animaux. »

Tous ces actes de barbarie sont orchestrés par Joseph Michel François, commandant du centre de police de Port-au‑Prince. L’homme n’est pas un tendre. Fils d’un membre de la garde présidentielle de François Duvalier, il était très hé aux escadrons de la mort qui devinrent de plus en plus actifs sous le général Henri Namphy. Quelques semaines avant le coup d’État, Aristide avait bien tenté d’obtenir la démission de François, mais le général Cédras avait bloqué ce mouvement.

Cédras à la rescousse

À l’ambassade américaine, Michel François est inconnu des fichiers. Vent de panique à Washington. Un ordre tombe rapidement: « S’il est trop tard pour influencer le cours des événements, faire récupérer le coup d’État par l’un de nos hommes et garantir la vie du président Aristide. »

La mission de « Bourik Chaje » ‑ surnom donné à l’ambassadeur américain, Alvin Mains, en raison d’un proverbe créole qu’il cita le jour de son arrivée en Haïti : Bourik chaje pa kanpe, la bourrique portant une charge ne s’arrête pas ‑ est claire: il doit sauver la vie du président déchu.

Au même moment, des soldats vont chercher le général Cédras pour le mettre au courant des événements. Il ne se doute de rien. La veille encore, il a tenu à rassurer ‑ par téléphone ‑ le président Aristide, soucieux des rumeurs de coup d’État. Informé, le général Cédras fonce jusqu’au quartier général. Il prend l’ambassadeur des États‑Unis au téléphone. Ce dernier lui transmet les ordres. Il doit récupérer le coup d’État et protéger la vie d’Aristide. Le ton est menaçant. Cédras sent qu’il joue gros dans cette affaire. Cela ne va pas être facile de sauver Aristide. Il sait aussi qu’en cas d’échec la CIA ne lui pardonnera pas. A partir de ce moment, Cedras prend le contrôle des opérations. Il « vole » le coup d’État à Michel François pour garder sa position de chef de l’armée. Doté d’une intelligence supérieure, Cédras a de l’ascendant sur le chef de la police. Il parvient à le mettre à son service. En fait, Cédras et ses amis américains auraient pu faire échouer le putsch s’ils en avaient réellement eu l’intention. Telle n’était pas leur volonté…

Pendant ce temps, l’ambassadeur de France, JeanRaphaël Dufour, qui n’a pas toutes ces données pour mesurer l’état de la situation, récupere Aristide à son domicile où il est menacé par les hommes de Michel François. Il entend le conduire au palais dans sa voiture blindée. Après avoir essuyé quelques tirs, le véhicule de l’ambassadeur de France arrive à bon port. En fait, à son corps défendant, il livre Aristide dans la gueule du loup. Aristide est arrêté, ligoté, puis amené au brigadier général Raoul Cédras, heureux de récupérer l’homme qu’il a pour mission le protéger.

À partir de ce moment, dans les communications radio et les CB, le président est baptisé « le paquet ». Aristide comprend qu’il a commis une erreur. Sans aucun doute, il aurait dû aller se cacher dans les mornes et commencer le «marronnage». En rentrant dans la clandestinité, Aristide vouait à l’échec la tentative de coup d’État. Pourquoi l’ambassadeur de France n’y a‑t‑il pas pensé? Comme aime à le signaler un militaire américain, « Aristide n’a rien fait pour reprendre le pouvoir. Il n’a jamais demandé aux ÉtatsUnis de reprendre les choses en main ».

Abattu et fatigué, Aristide a jeté l’éponge. Il ne pense plus qu’à sauver sa vie quand le général Cédras lui déclare ‑ en souriant ‑ : « Je suis le président maintenant », et l’air sadique, demande à ses soldats « Que dois‑je faire avec le prêtre? » « Tue‑le », répondent les soldats qui viennent d’abattre Fritz Pierre Louis, qui exprimait sa loyauté au président. Aristide est pris d’un « malaise » incontrôlable. Jamais il n’oubliera l’humiliation que lui fait subir Cedras. Il a peur, ne sachant pas que Cédras a ordre de le protéger. Il n’a même pas conscience que le putsch initié par Michel François a été récupéré par Cédras. À ce moment, Aristide pense que Cédras est l’homme‑orchestre de ce coup d’État monté contre lui ‘.

« Un coup de téléphone arracha les soldats à leurs méditations inquiètes ou amères. Au bout du fil: l’ambassadeur de France. Jean‑Raphaël Dufour est un ami, comme Elsa Boccheciampe, sa collègue vénézuélienne qui s’est dépensée sans relâche. Sa voix est cassée : il regrette ‑ sincèrement ‑ de m’annoncer que le coup d’État a réussi. Suis‑je disposé à partir pour la France? Il n’y a rien d’autre a tenter. La voix est proche; j’en perçois le déchirement’. »

À la radio‑CB, on entend cette annonce d’un officier de liaison : « Le paquet va partir pour l’aéroport. » Dans les rues obscures, la répression continue.

La perspective d’un départ du « paquet » en avion rassure le général Cédras. Il a pu « sauver » Aristide de la folie meurtrière de Michel François et de ses hommes. Ces derniers ne décolèrent pas en assistant à l’envol de l’avion envoyé par le président vénézuélien Andrés Perez. Neuf membres de la sécurité personnelle du président sont assis à ses côtés quand la terre d’Haïti s’efface. D’une CB, on entend: « Le paquet s’est envolé, je répète : le paquet s’est envolé. » Un message qui suscite de gigantesques éclats de rire alors que, dans les rues, le carnage continue.

Soulagement ou résistance ?

Dans l’avion, Jean‑Bertrand Aristide se sent soulagé. Pourtant, il a conscience que cette fois son comportement n’a pas été exemplaire. N’aurait‑il pas dû montrer plus de conviction pour demeurer chef de l’État ? Contrairement à d’autres épreuves qu’il a connues précédemment, il n’a pas prouvé qu’il était prêt à mourir pour son pays. Comme les présidents Magloire, J.‑C. Duvalier et Manigat, il n’a pas offert de résistance aux putschistes. Dans son livre Dignité, il évoque son départ.

« Je l’avoue, j’éprouve dans l’avion un sentiment de repos, de délivrance exceptionnelle. Un moment de vacuité ou de sérénité sur la route de Caracas. L’impression, l’espace de quelques secondes, que j’ai accompli ma mission. Ces sept mois m’ont parfois donné l’impression de durer cinq ans. Le président redevenu citoyen ou le professeur ‘se croyant élève cheminait sur des sentiers buissonniers, je me sentais la conscience propre. Et j’imaginais de nouvelles entreprises. Apprenti? Chercheur? Les horizons universitaires de la linguistique et des sciences humaines défilaient devant un appétit intact. Me remettre à la psychologie, apprendre de nouvelles langues, ensemencer les jachères culturelles aggravées par l’exercice du pouvoir? L’escapade s’est peut‑être prolongée quelques minutes. Mes compagnons d’abord, Caracas ensuite allaient me sortir de ma somnolence. »

Quelle leçon doit‑il tirer de ce coup d’État? Aristide a tout simplement payé pour sa lutte contre la contrebande et le trafic de drogue. Michel François, qui surveille et active le trafic de drogue en Haïti, commençait à sentir le danger. Avec ses amis, il savait que les militaires haïtiens « pencheraient » du côté des plus forts, en prenant le moins de risque possible. Sans difficulté, il a pu faire financer ce putsch par les contrebandiers et les trafiquants de drogue. Même si un tel « financement » implique, au fil des jours, de payer les soldats et leurs « frais de déplacement ». C’est ainsi qu’une grande famille finança, quarante‑huit heures après, la poursuite du coup d’Etat. S’assurant ainsi le commerce de certains produits, comme par exemple l’essence, pour les semaines à venir… Deux articles de la presse américaine ‑ l’un du San Francisco Chronicle, l’autre du New York Times ‑ accusent des grandes familles haïtiennes d’avoir financé le coup d’État. Howard French écrit: « Ce qui apparaît maintenant avoir été une opération bien coordonnée, l’élite en  » bonne santé  » d’Haïti a procuré l’argent, la nourriture et le transport des soldats rebelles qui prirent les rènes du pays dans un coup d’État sanglant. Des précisions sur des embarquements d’armes et des paiements aux unités militaires avant le coup d’État du 30 septembre sont apparues, et elles impliquent quelques‑unes des plus riches et plus réactionnaires familles en Haïti. »