Haïti, dix ans d’histoire Secrète d’Haïti par Nicolas Jallot, et Laurent Lesage (partie4)


DEUXIEME PARTIE

DE PUTSCH EN PUTSCH

 

LA DEMOCRATIE CONFISQUEE
Chapitre I

DES MILITAIRES AVIDES DE POUVOIR

1986-1990

Haïti entre dans une nouvelle ère politique. Jean‑Claude Duvalier et ses proches sont partis en exil. Henri Namphy, qui passe pour un modéré au sein de l’armée, arrive au pouvoir. C’est un général rondouillard que les Haïtiens surnomment « Chouchou ». Ce haut gradé ne semble pas prendre sa nouvelle fonction trop au sérieux. La population l’imagine mal dans la peau d’un Duvalier.

Investi en catastrophe par Jean‑Claude Duvalier avant son départ, Namphy laisse entendre qu’il n’a jamais « souhaité se trouver à ce poste. C’est accidentellement que nous, les militaires, sommes au pouvoir ». Son bras droit au CNG Conseil national de gouvernement ‑, le général Williams Regala, n’est pas si modeste. Pur et dur du régime duvaliériste, l’homme est secret, intelligent et cynique. Sous Papa Doc, c’est lui qui a supervisé le massacre des « vêpres de Jérémie ». Manifestement, l’exercice du pouvoir ne lui déplait pas. L’important à ses yeux, ce ne sont pas les élections à venir, mais l’emprise que les militaires conserveront sur la société.

Port‑au‑Prince ne se lasse pourtant pas de fêter l’événement. L’espérance d’une nouvelle vie est intacte. L’installation du CNG qui doit restaurer la démocratie et garantir les droits les plus élémentaires des citoyens haïtiens marque aux yeux de tous les observateurs un vrai tournant dans l’histoire de ce pays.

La vie démocratique renaît. Certes, l’exercice de la citoyenneté par tous est une pure utopie au lendemain de trente ans de duvaliérisme, dans un pays où règnent violence et corruption. Pourtant, des embryons de partis politiques apparaissent ou émergent de leur quasi‑clandestinité. Des hommes nouveaux, ou naguère discrets, se révèlent, d’autres rentrent d’exiL Louis Déjoie ou Leslie Manigat sont parmi ceux‑là.

Une chose est certaine, parmi ces nouvelles têtes certains peuvent prétendre demain à la direction des affaires du pays. Les duvaliéristes vont être exclus du pouvoir pendant dix ans.

Dix ans. C’est une longue absence des allées du pouvoir. Surtout pour des hommes qui ont goûté aux délices de la représentation publique et qui s’enivrent des fastes qu’elle procure. Pourtant, dans ces premières semaines de transition, les duvalienstes notoires, et reconnus comme tels par la population, brillent par leur discrétion. Beaucoup songent à prendre du recul, à s’effacer de la vie publique.

En fait, il leur importe surtout de disparaître, soucieux de ne pas aviver les appétits de revanche parmi la population. Ainsi, les ex‑jeunes ministres de Duvalier, les Merceron, Chanoine, Achille, Cinéas et Estimé tournent la page. Même si l’action politique reste à jamais le ressort de leur vie, tous se résignent à envisager une autre carrière. Pour au moins dix ans… D’ailleurs le seul qui reste à vivre à Port‑au‑Prince, Alix Cinéas, reprend ses affaires.

Les duvaliéristes historiques font pâle figure. Faute d’avoir eu l’audace de renverser Baby Doc ‑ un traître à leurs yeux ‑ avant qu’il ne les entraîne dans sa chute, ils ont tout perdu. Tout ? Est‑ce sûr? Les militaires au pouvoir constituent de précieux alliés d’hier et de demain… Dès le mois de mars, Namphy leur promet que la nouvelle Constitution ne sera pas votée. Le général laisse aussi entendre qu’il leur remettra prochainement le pouvoir.

Les macoutes sont encore moins prêts de s’avouer vaincus. Ennemis publics numéro un sous Duvalier, ils se savent dans le collimateur de la majeure partie de la population.

Mais si le peuple veut leur faire la peau, le CNG ne leur fait pas la guerre. Le dictateur déchu, l’heure est « au rassemblement de tous les Haïtiens ».

Piliers du régime d’hier, tous ne s’affirment plus « duvaliéristes ». Il reste encore un courant de noiristes, se référant toujours à Papa Doc. Serge Beaulieu, notamment, n’hésite pas à vanter ses mérites. Personne en revanche ne prend publiquement la défense de Jean‑Claude. Aux yeux de la classe moyenne, Baby Doc n’est pas défendable. Il était temps qu’il parte. Le risque était réel que la « classe » perde son pouvoir acquis sous Papa Doc… Jean‑Claude était beaucoup trop proche du peuple a leurs yeux.

En quelques mois, la population paysanne et ouvrière s’aperçoit que le CNG n’entend pas faire table rase. Le peuple attend une révolution, l’abolition des privilèges, l’arrêt, sinon la mort, des assassins d’hier. Les militaires n’endossent pas ce rôle de justiciers. La population fait preuve de patience.

Les premiers soucis des militaires sont bien loin des aspirations du peuple. Le nouveau régime aimerait s’assurer d’un certain crédit auprès des grandes puissances, notamment les États‑Unis et la France. Namphy et Regala décident de soigner leurs relations avec la presse. Reprenant ainsi la stratégie des macoutes, les militaires n’hésitent pas à reconduire certaines vieilles pratiques. Pour commencer, le correspondant d’une grande agence de presse étrangère se voit remettre 19 500 dollars par Namphy. L’homme n’est en rien surpris. Sous Duvalier, on lui remettait déjà régulièrement une enveloppe. Jean‑Marie Chanoine et Jean‑Claude Duvalier le confirment.

Comme les pratiques de l’ancien régime semblent toujours en vigueur, un premier concert de critiques apparaît. Il émane surtout des communautés chrétiennes.

Un prêtre rural d’une petite église, le père Jean‑Bertrand Aristide se déclare « heureux que Duvalier soit parti » mais il s’interroge. Il craint d’être « entré dans l’ère du  » duvaliérisme sans Duvalier  » ». La plupart ne font encore pas attention à ce petit  homme frêle. Pourtant, à la fin des « années Jean‑Claude », Aristide était le plus visible des jeunes prêtres et religieux progressistes qui avaient commencé à organiser les paysans et les pauvres depuis les années soixante‑dix. Pour l’heure, le père Aristide n’est pas un danger pour les militaires.

S’adonnant à la contrebande et s’adjugeant les anciens privilèges des tontons macoutes, les militaires ont de belles années devant eux. Leur stratégie consiste à endormir le peuple et apprivoiser les hommes politiques. Ils leur promettent d’instaurer une vraie démocratie, de mettre en oeuvre des élections libres alors qu’un comité de sages travaille à l’élaboration de la nouvelle Constitution haïtienne.

En attendant, les militaires exercent leur pouvoir en appliquant des lois qui leur sont propres. Les généraux se rendent vite impopulaires. Mais ce sont surtout les petits gradés qui ternissent l’image de l’armée. Conscients de leur force, ils dépassent largement leur champ d’intervention. Les chefs de section, qui représentent l’autorité locale, s’en donnent à coeur joie. Sur leur territoire, ce sont des shérifs armés, qui terrorisent facilement la population.

Ces chefs de section gouvernent les zones rurales à leur guise. Pour les Haïtiens des campagnes, qui n’ont d’autres interlocuteurs officiels, ils incarnent le gouvernement. Autant dire qu’ils portent une lourde responsabilité dans la dégradation rapide du climat. Très vite, la population se rend compte qu’avec ou sans Duvalier les règles de droit élémentaires n’ont guère d’importance dans l’esprit de militaires qui ont pour seule référence les dollars.

Comme le souligne le Comité d’avocats pour les droits de l’homme ‘, l’organisation des militaires haïtiens est pour le moins complexe. Pour la comprendre, il faut remonter au début de ce siècle, à la période de l’occupation américaine, entre 1915 et 1934, alors que s’organise la modernisation de l’institution militaire haïtienne.

Les pratiques des petits gradés…

La hiérarchie militaire mise en place par les marines n’a pas été modifiée depuis plus de cinquante ans. Le haut commandement général, dirigé par le commandant en chef, étend son autorité à tous les officiers et soldats des FADH (forces années d’Haïti). Les estimations sur les effectifs des FADH recensent entre 7 000 et 14 000 hommes. La différence provient de la prise en compte, ou non, des assistants ruraux non officiels.

Aucun pouvoir étranger ne menace la sécurité nationale d’Haïti et aucune insurrection année ne cherche à renverser le gouvernement. Néanmoins, l’engagement d’Haïti dans l’organisation de ses forces armées rivalise avec celui de nombre de ses voisins latino‑américains qui, pour la plupart, se sont engagés dans des guerres civiles fort coûteuses. Cruel paradoxe. Haïti, l’un des pays les plus pauvres du continent, alloue approximativement 35 % de son budget national à ses militaires, soit 42 millions de dollars par an.

Le haut commandement général supervise quatorze corps d’armée. Chacun d’entre eux dirige l’un des neuf départements géographiques, la police de Port‑au‑Prince, la marine, les forces aériennes, la garde présidentielle et l’infanterie.

Chaque département géographique, supervisé par un colonel, est divisé en arrondissements eux‑mêmes placés sous les ordres d’un capitaine des FADH. Les arrondissements sont encore divisés en sous‑arrondissements, sous le commandement d’un lieutenant ou sous‑lieutenant. Enfin, au niveau le plus bas de la hiérarchie militaire, règne le chef de section.

Chacune des 515 sections communales d’Haïti, l’unité administrative la plus petite du pays, a son chef de section. Il est rémunéré par le commandant militaire du sousarrondissement avec juridiction dans toute la section. Pour la plupart des habitants des campagnes, il incarne le gouvernement. Pourtant, en théorie, le chef de section a une autorité limitée. Les règlements des FADH précisent qu’il est chargé de protéger le peuple et les propriétés situées dans sa section communale, de garder les champs et les fermes d’élevages dans la section, de maintenir l’ordre et la paix publique. Les règlements stipulent que toute personne arrêtée par lui ou un assistant doit être gardée vingt‑quatre heures au poste d’armée le plus proche. La « section‑chef » doit alors établir un rapport détaillé.

Mieux, pour exercer leur autorité, les responsables doivent être en possession d’un mandat d’arrêt délivré par les autorités ‑judiciaires en propre, à l’exception des cas de flagrant délit. De plus, les règlements leur interdisent explicitement d’assurer certaines fonctions. En aucun cas, ils ne peuvent rendre la justice, collecter l’impôt ou percevoir des amendes. Il ne leur est pas donné, en théorie, le droit d’imposer des taxes d’entrée ou de sortie aux paysans qui transportent leur bétail à travers leur juridiction. Ils ne peuvent pas non plus exiger de l’argent des habitants en contrepartie du pouvoir qu’ils exercent pour le respect de leurs droits ou de leur liberté. Tout arrangement avec un tiers moyennant finance leur est interdit. Bien évidemment ils ne peuvent en aucun cas maltraiter leurs résidents. Dans la pratique, il en va tout autrement.

Analphabètes et peu soucieux d’appliquer les règlements établis à Port‑au‑Prince, les chefs de section règnent en maîtres sur leurs territoires. Avec un pouvoir de vie et de mort sur les résidents de leur section. Ils servent souvent d’« exécutif », defacto, de la législature et du judiciaire dans les zones sous leur commandement.

Les chefs de section ne transmettent pas les affaires au système judiciaire. Tout au contraire, ils se chargent des arrestations, détiennent les prisonniers, dirigent les jugements et règlent les conflits. D’après un officier de l’ambassade des États‑Unis, « les sections‑chefs sont au coeur des violations des droits de l’homme en Haïti ». Rien de surprenant.

L’éducation d’un soldat, ici, ne le prépare pas au respect des règles de loi ou des droits de l’homme. L’entraînement qu’il suit ne distingue en rien l’activité militaire du travail de police. La confusion guette. Comme une grande majorité d’Haïtiens, les soldats sont pauvres et largement illettrés; leur niveau moyen d’éducation ne peut guère s’élever puisque les recrues ne reçoivent aucune formation après avoir endossé l’uniforme.

Détenir des armes n’est certes pas anormal dans la condition militaire. Encore faut‑il en maîtriser l’usage… Là encore, l’institution militaire haïtienne fait preuve de « légèreté ». Les officiers n’enseignent pas à leurs hommes comment doit s’exercer le contrôle d’une manifestation publique, comment mener des arrestations ‑ nécessaires ‑ dans la légalité, interroger les prisonniers dans le respect de la Constitution, ou conduire des enquêtes criminelles avec le souci d’apporter des pièces à conviction ou des preuves utiles en vue d’un jugement… En fait, les FADH négligent d’instruire leurs soldats sur les droits de l’homme ou la Constitution haïtienne.

En décembre 1988, le Centre haïtien des droits de l’homme (CHADEL) offre d’ouvrir un cours afin d’enseigner les droits de l’homme, et les ressorts de l’administration pénale aux officiers. Les FADH répondent favorablement. Une première. Un an plus tard, le CHADEL reçoit l’autorisation, un cours pour les officiers de l’armée est alors programmé. Une session similaire destinée aux chefs de section a également lieu en août. Ils reçoivent quatre jours d’instruction sur les dispositions des droits de l’homme de la Constitution de 1987, la Déclaration universelle des droits de l’homme et diverses dispositions du Code rural.

Le stage est manifestement indigeste pour les chefs de section. Trop subtiles pour eux, semble‑t‑il, ces notions de droits de l’homme. De retour dans leur commune, les violations reprennent de plus belle.

Exercer ce pouvoir militaro‑juridico‑policier rapporte beaucoup d’argent. Mal payés par l’État, hébergés dans de mauvaises conditions dans des locaux souvent insalubres, les hommes usent régulièrement de leur position éminente d’officier public, et du pouvoir indéniable que procurent les armes… La corruption est effrénée.

Un prêtre d’une paroisse rurale rapporte qu’ « il faut payer tout le monde pour pouvoir faire quoi que ce soit. Pour être relâché, pour ne pas être battu, pour obtenir de la nourriture ou même pour gagner une affaire ». L’ancien ministre de la Justice, Fritz Antoine, observe en grimaçant que la prison « surpeuplée » de Port‑de‑Paix offre finalement un espace décent aux prisonniers, compte tenu des « évasions » des prisonniers « les plus solvables ».

N’est pas militaire qui veut

La sélection a pour critère le plus ou moins grand degré de cupidité des individus. Un paysan qui veut devenir chef de section peut réaliser son rêve. Pour y parvenir, il doit payer un officier responsable du sous‑arrondissement. À Saint-Louis de Nord, une petite ville au nord d’Haïti, il lui faut débourser entre 400 et 800 dollars. La pratique s’est généralisée dans le pays. Seul le montant de la facture varie selon le poids économique de la région.

Mais un chef de section n’est pas éternel. Un accident est si vite arrivé… Le paysan a tout intérêt à anticiper, à épargner aussi vite que possible pour être prêt le jour J.

Investi dans ses fonctions, il lui reste à amortir son investissement initial. En premier lieu, il engage des assistants, ou « attachés ». Là encore, il doit « investir ». La loi limite l’emploi, pour chaque section, à deux assistants, mais cette restriction est ignorée. En quelques jours, le chef de section possède sa milice privée. De quoi faire des ravages dans la campagne haïtienne et rentrer rapidement dans ses frais…

Depuis la chute de Duvalier, les « exploits » de ces bandes armées se multiplient. De fait, les effectifs de la police rurale se sont sensiblement accrus depuis 1986. En quête de reconversion, les anciens tontons macoutes trouvent facilement de l’embauche. Ce nouvel emploi se situe dans le cadre des compétences qu’on leur connaît. Oppression et corruption sont depuis toujours les deux mots clés de leur vocabulaire peu choisi.

Cette alliance des militaires et des macoutes peut surprendre. En fait, ces deux forces antagonistes sont parfois des alliés de circonstance. En outre, certains militaires sont macoutes, alors que d’autres s’en distinguent farouchement. Telle est la réalité complexe des forces sur lesquelles s’appuyèrent pendant trente années les Duvalier.

Sous l’impulsion de Williams Regala, chef militaire macoute et numéro deux du régime, ces deux piliers du duvaliérisme s’entendent désormais comme larrons en foire. L’ère du duvaliérisme sans Duvalier a commencé.

Premières élections

Le 29 mars 1987, la Constitution est proclamée. Un événement. Ce jour sera désormais férié en Haïti. Il marque l’avènement d’un régime mixte, à la française, mi‑parlementaire mi‑présidentiel. Les élections sont programmées pour novembre 1987. Namphy et ses associés, l’armée et la vieille élite, sont déterminés à respecter ce calendrier. En ville, les tontons macoutes se réorganisent. La terreur s’étend. En juillet, des massacres particulièrement odieux témoignent de la résurgence de leurs actions de commandos.

En guise de riposte, des manifestations sont organisées pour rappeler au nouveau régime qu’il doit tirer un trait sur les pratiques du passé. Les manifestations sont violemment réprimées. Le peuple déchante. Dans les quartiers populaires, on s’interroge sur la nature du nouveau pouvoir. Le soir, l’heure des palabres, les hommes cachent mal leur désespoir. La plupart songent à boycotter les élections. Seuls les hommes politiques y croient encore. Ils encouragent les électeurs à aller voter.

Namphy, qui n’a pas oublié d’amasser une fortune personnelle, prépare sa retraite. Il ira couler des jours paisibles en république Dominicaine. Ce qui le rend peu soucieux de soigner son « image » auprès du peuple. Le général perd son surnom de « Chouchou », on l’appelle désormais « Cinq Étoiles ». Rien à voir avec les galons du général. Ce surnom fait référence aux cinq étoiles qui décorent les bouteilles de rhum Barbancourt. Son attrait peu dissimulé pour la dive bouteille n’est un secret pour personne…

Entre deux soirées arrosées, le général mise sur les candidatures d’anciens notables duvaliéristes. Il espère pouvoir garder sans grandes difficultés quelque temps encore ses privilèges, auxquels il prend un goût certain. Mais c’est oublier la rigueur et la vigilance du CEP (Conseil électoral provisoire) qui invalide ‑ début novembre ‑douze candidats en raison de leur passe durant la dictature. Se référant ainsi à l’article 291 de la toute nouvelle Constitution qui exclut, pour une période de dix ans, les anciens duvaliéristes de toute participation à la vie politique.

Parmi eux, les favoris du régime, par exemple, Claude Raymond, chef macoute notoire sous Papa Doc et Baby Doc. Ce complice mais aussi rival de Roger Lafontant, qui le barrait pour le poste convoité de ministre de I’Intérieur, fait régner la terreur sur Port‑au‑Prince et sa région. Ces dernières semaines, sa maison est devenue l’un des QG des commandos de la mort.

Lors de son dépôt de candidature à la présidence, il affirme que « les élections se dérouleront » avec lui « ou ne se dérouleront pas 2 ». Trois ans plus tard, lors des dépôts de candidature à l’élection de décembre 1990, qu’il effectue le même jour que Marc Bazin, il dira que « l’article auquel se référait le CEP était anticonstitutionnel et antidémocratique’ ». L’homme ne dit pas si l’utilisation des armes est une pratique « démocratique »…

La campagne électorale est ouverte le 8 octobre 1987. Elle débouche très vite sur la violence. Les vieilles forces duvaliéristes instaurent un climat d’insécurité. Opportun pour perturber le processus démocratique… Dès le 13 octobre, un candidat à la présidence, Yves Volel, est assassiné en plein jour.

Il sort du quartier général de la police, près du Champ‑de-Mars, lorsqu’on lui tire dessus. Sous le regard des journalistes haïtiens et de Pierre Hurel, l’envoye spécial de Paris Match. Nos confrères rapportent que l’exécution semble « naturelle » aux policiers qui restent « calmes », presque amusés par cet horrible crime.

Dans les rues, la mort redevient un spectacle ordinaire. Les nuits sont dangereuses. Surtout, à quelques jours du scrutin, la violence monte encore d’un cran. Des attentats à la grenade se produisent à plusieurs reprises. De quoi réduire au silence trois radios de l’île. Des journalistes étrangers sont agressés. ‘ Des commandos n’hésitent pas à ouvrir le feu sur les voitures de presse. Militaires et macoutes cautionnent l’escalade de la violence qui atteint son paroxysme lors du scrutin. Une journée de massacres.

Lorsque le jour se lève, le chant du coq est couvert par le crépitement des armes automatiques. La nuit, des incendies criminels ont ravagé plusieurs habitations de la capitale. Le message est clair. Pourtant, le dimanche matin, les Haïtiens sont heureux de pouvoir aller glisser leur bulletin de vote dans l’urne Dès six heures du matin, heure d’ouverture des bureaux de vote, les files s’allongent. Le taux de participation promet d’être très élevé. Les Haïtiens ont surmonté leur peur. Dans leur naïf espoir, ils ne se doutent pas que des tueurs les attendent. Les élections, premier scrutin démocratique depuis trente ans en Haïti, durent trois heures. Dont deux de massacres.

Vers sept heures dans la plupart des quartiers, des jeeps surgissent. Les bureaux de vote sont pris pour cible. Les victimes tombent par dizaines. Un terrorisme aveugle. Les commandos macoutes ouvrent le feu sur les électeurs, n’épargnent personne, y compris les journalistes et les observateurs étrangers. Les voitures de presse sont systématiquement visées. Un cameraman dominicain ne se relèvera pas. Dix autres personnes sont blessées parmi les journalistes, qui évoquent Beyrouth pour caractériser la violence des combats.

Les rues de Port‑au‑Prince se vident. Restent des registres maculés de sang et des cadavres à chaque coin de rue. À 9heures, le CEP annonce que les élections sont annulées.

L’illusion démocratique a fait long feu. Tout comme leurs « amis » macoutes, les militaires portent la responsabilité de ce terrible gâchis. En guise de riposte, les Américains décideront d’interrompre l’aide militaire qu’ils accordent depuis le début du siècle.

Comble du cynisme, le général Namphy parle sur les ondes et à la télévision. « Devant les menaces qui pèsent sur les familles haïtiennes, déclare‑t‑il, le CNG est obligé de sortir de sa stricte réserve. » Accusant le CEP d’avoir « invité les puissances étrangères à s’ingérer dans les affaires nationales », le général Namphy annonce sa dissolution. Il ajoute qu’il « respectera le processus démocratique et que les élections auront lieu avant février prochain ».

L’homme est épaissi par ses vingt‑deux mois de pouvoir. « Cinq Étoiles » est à l’aise dans son fauteuil confortable. Il n’a plus très envie de rentrer dans le rang.

« Je suis triste et je n’ai pas envie de parler. » Dans l’exil doré de sa villa de Mougins, où il vient d’entendre le récit de l’effroyable carnage, Jean‑Claude Duvalier répond à son avocat, Me Sauveur Vaisse, qui lui demande de se démarquer de ce coup d’État qu’on risque de lui imputer. Un communiqué est envoyé à la presse : « J’exprime, dit‑il, mon immense tristesse devant les affrontements qui ont lieu en Haïti. Tous ceux qui me connaissent savent ma profonde aversion pour la violence, et nul ne saurait invoquer mon nom pour expliquer celle qui sévit en ce moment. »

« Ces quelques lignes signées d’un ex‑dictateur, au coeur sensible, dont le nom, croyait‑on, résumait à lui seul tous les malheurs d’un peuple, et qui pleure aujourd’hui sur la démocratie bafouée, c’est tout le tragique et l’invraisemblable de l’histoire d’Haïti. »

Leslie Manigat et les militaires : « Je t’aime, moi non plus… »

Le peuple haïtien est foudroyé dans son élan. Son rêve démocratique s’est envolé. Les élections promises, que les militaires préparent pour le 17 janvier 1988, n’intéressent plus grand monde. Namphy et le CNG sont discrédités. Dans quelle mesure pourraient‑ils, en effet, organiser un scrutin sans violences, sans tricherie ? Les grandes puissances ont beau inciter les représentants des partis politiques à participer au scrutin, la plupart déclarent forfait.

Président du RDNP, le Rassemblement démocratique national progressiste, Leslie Manigat raisonne différemment. L’homme est intelligent, cultivé. Ses détracteurs disent que le pouvoir l’attire et que, pour y parvenir, il est prêt à composer avec les militaires. Mais il a condamné les massacres du 29 novembre. Il perçoit surtout l’urgence de faire respecter la nouvelle Constitution.

« Arrêter l’histoire d’Haïti au 29 novembre, c’est une grossière erreur. Certains peuvent le faire, pas les hommes politiques. La Constitution dit que les militaires doivent passer le pouvoir le 7 février. C’est une nécessité. » Au terme d’un mois de réflexion, le 30 décembre, Manigat s’explique publiquement, au nom de son parti. « Si nous n’allons pas aux élections, les militaires garderont le pouvoir. Ou alors, un candidat dévoué aux militaires sera élu. Nous prenons donc le risque calculé d’aller aux élections. »

Manigat invite les autres formations politiques à faire de même. Il n’est pas entendu. Il est le seul des candidats crédibles à se présenter. Les autres favoris, Marc Bazin, Sylvio Claude et Louis Déjoie refusent de participer. Un isolement qui le fait passer pour « le » candidat des militaires. « C’est faux, rétorque Manigat, agacé par ces accusations. Je n’ai eu aucun contact avec les militaires haïtiens avant ma décision d’aller aux élections. Je n’ai jamais répondu aux invitations des militaires. Les hommes parvenus au pouvoir à la chute de Duvalier n’avaient aucunement à l’esprit l’idée que je pouvais devenir « Président ». »

Il n’empêche. quelques jours du scrutin, les jeux sont faits. En l’absence de candidats crédibles, Manigat ne peut être battu. Ces élections sont une mascarade. Il n’y a pas 10 % de votants… Même s’il l’emporte largement, Manigat arrive au palais dans les pires conditions. Il doit rétablir la confiance avec le peuple qui ne se reconnaît pas derrière ce professeur francophile. Les grandes puissances sont embarrassées. Elles ne soutiennent pas le nouveau président. Les Américains, notamment, n’apprécient pas beaucoup cet homme qu’ils ne peuvent contrôler.

Très vite, Manigat apparaît comme un président isolé. Pour y remédier, il entame des « causeries » avec le peuple, retransmises par les médias. Une communication qui irrite les militaires. Mais le plus grave à leurs yeux est ailleurs. Manigat a nommé son Premier ministre sans les consulter. «J’ai voulu affirmer la suprématie du pouvoir civil sur le pouvoir militaire, raconte l’ancien président. Ça été une surprise pour les militaires ‘. » Nainphy adopte alors une position de plus en plus critique vis‑à‑vis du gouvernement. D’autant que Manigat pose la question de la dissociation de la police et de l’armée. Il s’engage aussi à lutter contre la contrebande. Des propos inacceptables pour les militaires, et pour Namphy en particulier. « Son entourage, ce n’étaient pas des intellectuels, mais des copains de boisson. Ils le poussent à intervenir’ », raconte Manigat. Un nouveau coup de force de Namphy se profile. Toutes les forces duvaliéristes s’agitent. Les rumeurs reprennent. Les parlementaires s’inquiètent. À Saint‑Domingue, Frantz Merceron en réunit quelques‑uns. Les partisans de Manigat vont‑ils lâcher leur président sous les pressions de l’ancien ministre des Finances de Jean‑Claude Duvalier? Une chose est certaine, le camp des anciens duvaliéristes a le contrôle de la situation.

Manigat prend l’initiative. Il limoge le général Namphy. Joli coup. Mais il ne tient pas trois jours. Le 20 juin, le chef des forces armées d’Haïti reprend le pouvoir. Il démet Leslie Manigat de ses fonctions. Après seulement quatre mois d’exercice de son mandat de président.

Aujourd’hui, entre deux cours à la Sorbonne, le professeur Manigat s’interroge sur les conditions de sa chute. « Quand on a été chef de l’État, on peut difficilement redevenir chef des armées… » Namphy avait effectivement pris goût au pouvoir. Mais Leslie Manigat reconnaît aussi qu’il allait à contre‑courant. « Les duvaliéristes sont une force dans le pays. Le jeu de l’armée, d’une partie de l’Église et des États‑Unis a été de maintenir en place des personnalités de l’ancien régime pour éviter une révolution. Ils ne voulaient rien changer. Moi, j’avais décidé d’introduire le changement… » Namphy de retour, les militaires occupent tous les postes du gouvernement. On entre dans une folle dérive totalitaire. Les atrocités des militaires et des macoutes se multiplient.

Symbole de la résistance, l’église Saint‑Jean‑de‑Bosco devient aussi la cible des agresseurs. Ce 11 septembre 1988, la messe du père Aristide ne dure pas vingt minutes. L’homélie est interrompue par une attaque a main armée. Une centaine de « sans‑maman » sont mobilisés pour cette opération commanditée par Franck Romain, le maire de Portau‑Prince. De sa voiture blanche, ce baron du duvaliérisme dirige la manoeuvre.

« Les macoutes sont plus libres que jamais, depuis la chute de Jean‑Claude Duvalier », rapporte Jean‑Bertrand Aristide 9. Leur attentat fait treize morts. Soixante blessés gisent dans la cour. Réfugié chez les pères salésiens, juste à côté de l’église, Aristide et ses frères attendent d’éventuels secours. En état de choc, le père Aristide pleure. Pendant ce temps, les macoutes incendient l’église. S’il sort, Aristide se fait assassiner. Mais des militaires interviennent. Les macoutes s’en vont. Les hommes du lieutenant‑colonel Qualo, un proche du général Prosper Avril, permettent à Aristide de quitter les lieux. Ils viennent de lui sauver la vie. Trois amis dont une religieuse l’attendent dans une voiture qui quitte en trombe Saint‑Jean‑de‑Bosco, d’où coule une véritable rigole de sang.

Le dimanche suivant, le 18 septembre 1988, nouveau putsch. Un de plus. Les Américains qui voient surgir le danger d’une nouvelle dictature à la Duvalier n’y sont pas étrangers. Ils font appel à un de leurs agents pour reprendre les choses en main. Le général Avril prend le pouvoir par la force, Après trente ans de duvaliérisme, les États‑Unis font leur grand retour dans la vie politique haïtienne. Et désormais, les Américains placent leurs hommes. Ne l’ont‑ils pas déjà fait un peu plus tôt ? Leslie Manigat accrédite cette thèse ` : « C’est Avril qui a fait le coup d’État contre nous, au profit de Namphy d’abord, puis pour lui‑même. »

L’interventionnisme américain va plus loin. La situation politique haïtienne inquiète réellement Washington qui voit d’un mauvais oeil toute instabilité dans la région. Pragmatiques, les États‑Unis conviennent qu’il faut mettre un terme à l’oppression du peuple par les forces macoutes.

Un rapport confidentiel d’un membre du Congrès, Walter E. Fauntroy, en date du 3 mars 1989, destiné au président Bush, résume parfaitement l’analyse américaine. Il permet de mieux comprendre pourquoi il est urgent qu’un de leurs hommes, en l’occurrence Avril, prenne le contrôle de la situation.

Le rapport Fauntroy identifie les cinq grandes familles « qui contrôlent le haut de l’économie haïtienne ». Les Brandt, Mews, Biggio, Accra et Behrmanns. Leur puissance émane « des monopoles et de la corruption ». Ces personnalités et leurs associés ont été identifiés comme étant en première ligne dans le financement de la terreur pour intimider le peuple haïtien et les forces démocratiques.

Le rapport est des plus précis sur les intentions de ces barons de l’économie. « Ils ont fait comprendre clairement qu’ils souhaitent à tout prix maintenir une économie étranglée, basée sur des concessions gouvernementales, franchises et monopoles. Ils craignent qu’un gouvernement élu librement, redevable au peuple haïtien, s’ingère dans leurs privilèges et les force à concourir dans une économie ouverte. Un tel changement menace leurs intérêts à court terme. Pour bloquer cette évolution, ils continuent à financer un dispositif de terreur. »

En aucun cas, les États‑Unis ne peuvent accepter ce statu quo imposé au pays par les grandes familles. Les champions du libéralisme se font fort de faire entendre raison à ces puissants perturbateurs, « cerveaux et bailleurs de fonds de l’agitation antidémocratique en Haïti ». Ces derniers s’activent en outre à la reprise du pouvoir par l’ancien ministre des Affaires étrangères de Jean‑Claude Duvalier, Jean‑Robert Estimé. Les Américains doivent agir et vite. Comment vontils s’y prendre?

Ils décident de « signaler aux cinq familles que nous connaissons leurs activités contraires aux intérêts américains et les prier d’y mettre un terme ». Le message va passer « par l’intermédiaire de réseaux appropriés et crédibles ». Le rapport Fauntroy estime qu’il faudra « seulement dix jours pour entrevoir une réduction des incidents terroristes et une quinzaine de jours pour une chute quasi totale des dispositifs terroristes ».

Les Américains disposent de moyens de pression sur les grandes familles. Des mesures efficaces peuvent être prises pour confisquer leurs biens aux États‑Unis. Officiellement, dans le but d’ « assister le gouvernement d’Haïti dans ses efforts pour récupérer, sous des procédés légaux, les biens dont le gouvernement d’Haïti soutient qu’ils furent volés par l’ancien président à vie Jean‑Claude Duvalier et quelques individus associés au régime Duvalier ». En cas de résistance, « tous les visas américains des membres de ces familles devront être résiliés et leurs noms mis sur liste rouge », prévoit le rapport Fauntroy.

Les grandes familles comprennent mal cet acharnement à leur égard. « Nous faisons des affaires, mais nous n’avons pas cessé d’investir en Haïti, explique Gilbert Biggio. Contrairement à ce que la plupart des gens, les Haïtiens comme les étrangers, nous reprochent Il. »

« Miraculeusement », le calme revient à Port‑au‑Prince. Avril parvient à freiner les ardeurs des macoutes. Mais, scénario imprévu pour les Etats‑Unis, Avril trouve la position présidentielle plutôt confortable. L’homme est censé conduire le pays aux élections. En fait, il ne fait rien pour accélérer le calendrier électoral. Rien ne se dessine au cours de l’année 1989. Sauf trois tentatives de coups d’État. Tantôt, c’est le commandant de l’unité d’élite des « Léopards », le colonel Hirnler Rébu, qui s’amuse avec ses proches amis à vouloir renverser le général Avril. Tantôt, c’est le bataillon « Jean‑Jacques Dessalines » qui se soulève. Lors de ce putsch, l’état d’urgence est décrété. Après plusieurs jours d’incidents violents, la garde présidentielle du général Avril décide que la « plaisanterie » a assez duré. L’assaut de la caserne est fatal pour plus de quarante soldats. L’étonnante contagion démocratique en Europe de l’Est ne gagne pas les Caraïbes. « 1989 serait en fait pour 1990 », rapporte Jean-Bertrand Aristide.

Les mouvements populaires montent en puissance, et les macoutes sont dans une phase d’hibernation prolongée. Une nouvelle fois, les communautés chrétiennes manifestent pour un changement. La persécution des opposants continue, mais sous Avril, le sang ne coule quasiment plus. Mais trois responsables d’organisations populaires sont passés à tabac. Étienne Marine, Jean‑Auguste Mesyeux, secrétaire exécutif de la Centrale autonome des travailleurs haïtiens (CATH), et Evans Paul, opposant de toujours au duvaliérisme, sont accusés d’être les instigateurs d’un complot destiné à faire chuter le régime.

Suite à ces arrestations musclées, de nombreuses pressions limitent et contrôlent l’action du général Avril. Il démissionne le 10 mars 1990.

Pendant quelques jours, le général Abraham assure l’intérim. Il remet le pouvoir aux civils afin de relancer le processus démocratique. Mme le juge Ertha Pascal Trouille devient présidente provisoire. Elle n’a pas tout pouvoir. Un conseil de régence, composé de douze responsables politiques représentant les mouvements démocratiques, veille. Des élections sont annoncées. Les duvaliéristes s’y preparent. Roger Lafontant rentre au pays …