Les limites de la démocratie en Occident c'est que cette démocratie a peur de son ombre lorsqu'elle est en contradiction avec elle-même. Alors, elle devient violente, méchante, criminelle
N’est pas président qui veut ! La lutte impitoyable à laquelle se livrèrent pendant quatorze ans Papa Doc et ses rivaux montre combien l’appât du pouvoir fait tourner les têtes. La mort du dictateur n’a pas freiné les ardeurs des ambitieux, mais tous se sont résignés à l’idée que Jean-Claude Duvalier prenne la succession de son père. Personne n’est en mesure de contester réellement son pouvoir.
Certes, c’est un tout jeune président qui arrive au palais, mais son père a pris soin de soigneusement l’entourer. En cette année 1971, Jean‑Claude n’a pas encore dix‑neuf ans. C’est un garçon rondouillard et timide comme son père. Il s’exprime à voix basse. Comme les autres garçons de son âge, le président aime tous les plaisirs de la vie. Sa passion pour les voitures de course et les motos l’entraîne souvent sur les chemins escarpés des mornes (montagnes) haïtiens. Il aime aller à la découverte des moindres recoins de son pays, à la rencontre d’un peuple qui ne lui est pas hostile.
La jeunesse de Jean‑Claude laisse entrevoir un espoir d’évolution du régime. Sa capacité d’écoute des petites gens des villages lui confère une indéniable sympathie. Il est manifestement à son aise à leur contact, ce qui n’est pas toujours le cas dans la grande société. Au palais, malgré le luxe et le standing inhérents à ses fonctions, Jean‑Claude Duvalier ne donné pas le sentiment de s’épanouir pleinement. Sous l’emprise de sa mère, Simone, le président est également très entouré par ses trois soeurs, qui entendent exercer un certain contrôle sur la présidence. Marie‑Denise, notamment, affectionne particulièrement la chose politique. Au fil du temps, elle essaye de s’emparer d’une partie du pouvoir. La vie de château n’est pas tous les jours délicieuse pour Jean‑Claude.
Ce garçon au destin exceptionnel, pour être l’un des plus jeunes présidents que le monde ait connu, n’est curieusement pas attiré par ses hautes fonctions. Il n’éprouve aucun plaisir à se retrouver aux commandes de l’État. « Je n’avais aucune ambition politique. C’est la raison pour laquelle je me suis orienté vers la faculté de droit. Malheureusement, je n’ai pas eu la possibilité de terminer mes études universitaires. Je le regrette profondément, d’autant plus que je ne voulais pas devenir président’. »
La déclaration peut faire sourire. Elle est pourtant crédible. Jean‑Claude Duvalier ne voulait pas devenir président. Ceux qui le connaissent le disent. Même Gérard‑Pierre Charles, opposant notoire ‑ en exil ‑ au régime duvaliériste, en est persuadé. « Si le président fantoche devait un jour se trouver seul face a un microphone, il n’hésiterait pas a se réfugier dans une ambassade d’un pays ami . » Tel est Jean‑Claude Duvalier, jeune président malgré lui, peu à l’aise dans l’exercice de ses fonctions publiques et notamment face aux journalistes. « J’étais plus heureux au sein de la paysannerie qu’au palais national. À chaque fois que je revenais d’une tournée d’inspection, j’avais en quelque sorte retrouvé l’énergie nécessaire pour faire face à mes obligations . » Le plus souvent possible, Baby Doc file à la campagne. Un prétexte facile pour quitter le climat délétère du palais.
Avant de devenir le premier citoyen du pays, Jean‑Claude Duvalier rêve d’une « vie plus ou moins similaire à celle des autres jeunes de son âge ». S’il a envie de se « rendre utile » à son pays, l’exercice du pouvoir lui apparaît comme un sacerdoce. Un poids d’autant plus lourd, qu’il est « condamné » à vie à la présidence…
À dix‑huit ans, il aimerait plutôt rejoindre « le monde des affaires », alors que son père, depuis sa plus tendre enfance, l’invite à épouser la carrière médicale. Son accession précoce à la présidence met un terme au suspense sur la destinée du jeune Duvalier…
«Je n’avais pas le choix. Je voulais avant tout éviter l’éclatement du pays. Je l’avais bien compris Il fallait préserver l’unité de la famille haïtienne . » A contrecoeur, JeanClaude Duvalier suit la voie que lui a imposée son père avant sa mort. « J’ai reçu une éducation bien particulière. J’ai grandi au palais au milieu des officiers et des soldats. Mon père m’a inculqué des notions assez fortes comme l’amour de la patrie, la défense des intérêts du pays, l’acceptation de certains sacrifices. Je crois avoir suivi ses recommandations.»
Aujourd’hui encore, l’admiration pour ce père qui l’entraînait souvent dans son sillage est intacte. Pourtant, l’arrivée au pouvoir de Jean‑Claude Duvalier marque un tournant dans le duvaliérisme. A maintes reprises, il va prendre le contre‑pied de son père. Les principaux conseillers de Baby Doc ‑ surnom que lui attribuent les Américains ‑ sont pourtant ceux qui pendant des années entourèrent Papa Doc. Au premier plan, Luckner Cambronne, déjà cité. Ce conseiller spécial du président s’impose vite comme un tuteur pour le jeune Jean‑Claude. Il participe à son éveil politique. Au contact de cet homme expérimenté, il entre en apprentissage. Jean‑Claude Duvalier se souvient: « J’ai dû faire preuve de patience, de compréhension, de tolérance de manière à mieux connaître les hommes qui m’entouraient et, avec le temps, avoir une meilleure maîtrise de la machine. «
En professeur indulgent, Luckner Cambronne accorde rapidement une « récréation » à cet élève que la chose publique n’amuse pas vraiment. La «récréation » s’appelle Claude‑Auguste Douyon.
Ce jeune homme qui arrive au palais est un fidèle complice de Jean‑Claude Duvalier. Ensemble, ils ont passé des jours paisibles sur les bancs du collège Saint‑Louis de Gonzagues, l’institut religieux fréquenté par les jeunes bourgeois haïtiens. Tous deux conservent quelques souvenirs inoubliables de ces années‑lycée où la morosité n’avait pas sa place. Conseiller ou bouffon ? Le nouveau secrétaire particulier du président s’impose vite comme l’homme de confiance de Jean‑Claude. C’est un observateur attentif de la vie du palais. Discret et « bien élevé », il réussit souvent à se faire oublier. En revanche, il se souvient de tout.
Miami Coral Gables. L’analyse de Claude‑Auguste Douyon sur les « années Jean‑Claude » mérite d’être écoutée dans ce quartier où l’art a élu domicile. « Les fils de sultan ne peuvent pas vivre sans tuteur. » Claude‑Auguste Douyon les énumère. « Il y eut d’abord Cambronne, puis Claude et Adrien Raymond, les frères Cinéas, Henri Siclait, Antonio André, Nicole sa soeur, puis Henri Bayard et enfin Michèle Bennett’. »
D’autres confirment la situation. Au palais, Jean‑Claude ne s’impose pas comme pouvait le faire son père. Ce n’est pas un tyran. Une certaine retenue se voit dans l’exercice de son autorité. Ce qui donne des idées à certains, qui le croient facilement manipulable. Ils se trompent pourtant d’autant que Claude‑Auguste Douyon veille à sa manière, il agit en loyal protecteur de son ami le président. « La révolution politique avait été faite par mon père », analyse Jean‑Claude Duvalier. Le fils entend mener à son tour « une révolution économique ». « J’avais pour priorité le développement du pays, et l’amélioration des conditions de vie de la population. C’est dans cet esprit que j’ai fait appel à des éléments jeunes mais compétents’. »
Les nouveaux ministres de Baby Doc sont effectivement d’une autregénération que ceux qui ont fait leur carrière sous François Duvalier. Jean‑Marie Chanoine, Frantz Merceron, Théodore Achille, Alix Cinéas et Jean‑Robert Estimé, les cinq « super‑ministres » du président sont de fins politiques. Des hommes qui ont envie de faire bouger les choses. Ce sont les plus visibles, mais ils ne sont pas les seuls. Le ministre de l’Agriculture, Frantz Flambert, est l’un de ces nouveaux hommes. Il est à l’origine de judicieux projets de développement rural.
De fait, Haïti leur doit l’engagement d’un certain nombre de réformes. Leur action contribue surtout à « une modernisation des structures administratives du pays », à une « démocratisation de l’appareil d’État’ ». À l’époque, l’ambassadeur de France, François‑Claude Michel, observe ces nouveaux ministres de près. « J’ai très rarement rencontré durant ma carrière des hommes de la valeur professionnelle de Jean‑Robert Estimé. Ce n’était pas le cas de tous, mais c’était le cas de plus d’un . »
Ce « modernisme » ne leur vaut pas que des encouragements dans le camp duvaliériste. Ces « jeunes loups » que le président encourage irritent la vieille garde « conservatrice ». Duvalier confie notamment à Jean‑Marie Chanoine et ses « super‑collègues » le dossier de la démocratisation. « Dans les annales de notre histoire, cela a toujours été un thème creux. L’histoire dira que M. Chanoine a posé les jalons et laissé à ses successeurs un cadre de référence discutable, certes, mais positif . » Les « rénovateurs » de Baby Doc n’ont en fait pas le temps ni les véritables moyens d’aller au bout de leurs idées. Les conditions ne sont pas réunies pour la démocratie.
« Ma tâche n’était pas facile, se souvient Duvalier, en ce sens qu’il fallait changer les mentalités. Il fallait créer en quelque sorte une véritable révolution. »
La seule « révolution » perceptible à cette époque, c’est celle qui s’est produite entre‑temps au palais. Le 22 avril 1980, Jean‑Claude Duvalier convole en justes noces avec Michèle Bennett. Cette femme de la haute bourgeoisie ne laisse certes pas indifférent. Très jolie femme, eue a conquis le coeur du président. « Jean‑Claude était hypnotisé par sa femme, subjugué, dominé par elle ` », se souvient Frantz Merceron. « Michèle avait tout pour éblouir. Belle, mulâtresse, forte personnalité. Quand on connaît son passé, on a l’intuition juste ou fausse, mais avérée par la suite, évidemment, qu’elle l’a épousé pour son argent. Michèle avait coutume de dire » Quand je suis arrivée au palais, j’avais huit mille dollars. Quand elle l’a quitté, elle en avait probablement mille fois plus . »
La famille Bennett est célèbre en Haïti. Depuis le mariage présidentiel, elle connaît un certain succès dans les affaires. Le père, Ernest, a la réputation d’être le « roi du café ». Il possède aussi des terres et une « plume » alerte qui devient célèbre en Haïti . Lorsqu’elle débarque au palais, la famille Bennett bouscule les habitudes. L’entourage de Jean‑Claude Duvalier n’est en rien surpris. Pas un proche du président qui n’ait tenté de faire avorter ce mariage. « S’il l’épouse, on est foutus », témoigne alors un collaborateur du président. Les vieux duvaliéristes, qui se sentent trahis par ce mariage de l’héritier du noirisme avec une mulâtresse, tentent d’écarter Michèle Bennett.
Aujourd’hui, Duvalier regrette : « Peut‑être que je me suis trompé dans le choix de la personne. Cependant, j’ai cru pouvoir réconcilier la nation haïtienne, éliminer certains tabous. Peut‑être était‑il trop tôt . »
Au palais, le calme règne, en apparence. Mais Jean‑Claude Duvalier doit faire face à de multiples complots.
Qui veut renverser Baby Doc ?
Île de la Tortue, janvier 1982. C’est une île montagneuse et sauvage, repère des boucaniers au xvIIe siècle. Les célèbres corsaires français avaient pour coutume de fumer la viande au feu de bois sur des broches ou gril appelés « boucans », d’où leur surnom.
Les hommes de Bernard Sansaricq débarquent sur cette île, située au nord d’Haïti, à six milles marins de Port‑auPrince. Rescapé du massacre de Jérémie en 1964, l’homme s’est juré de venger sa famille. Il ne cesse de vouloir renverser Duvalier. D’abord, le père et, maintenant, le fils.
Sansaricq, trente‑sept ans, vit à Fort Lauderdale en Floride, où il gère une station‑service. Mais sa principale activité consiste, depuis janvier 1981, à faire du lobbying pour ramasser l’argent nécessaire au financement de sa cause. Depuis son exil américain, il a créé un parti politique, le Parti populaire national haïtien (PPNH). Devant la communauté internationale et notamment au Sénat américain, il se présente comme une alternative au régime Duvalier. Au sud de Caicos (îles de Turks et Caicos), il ameute les journalistes et prévient qu’il va envahir Haïti.
Lorsque les hommes de Sansaricq, armés jusqu’aux dents, accostent sur l’île, croient‑ils vraiment pouvoir renverser le régime ? On peut sérieusement en douter. Sansaricq lui-même renonce en cours de traversée. Son bateau « tombe en panne ». Il est récupéré par les garde‑côtes américains.
En fait, il lui importe surtout qu’on parle de sa tentative afin de récolter de l’argent. Il cherche aussi à s’assurer de nouveaux soutiens. Le sort de ses hommes passe au second plan.En l’absence de militaires, ces derniers occupent l’île une dizaine de jours. Le temps nécessaire aux hommes des généraux Saint‑Albin et Namphy de venir à bout de la rébellion.
Quelques mois plus tard, Bernard Sansaricq se rend sur l’île de Saint‑Martin. Côté français. Dans le plus grand secret,il y rencontre le capitaine Paul Barril, un officier français. Ancien patron du GIGN (Groupe d’intervention de la gendarmerie nationale), ou il entre en fonctions en 1976 auprès de Christian Prouteau, auquel il succède en 1982, ce « super-gendarme » exerce ses talents au sein de la nouvelle cellule antiterroriste de l’Élysée. Il va bientôt faire parler de lui dans l’affaire des « Irlandais de Vincennes ».
Entre Barril et Sansaricq, c’est un premier contact. À son retour a l’Elysée, Barril en parle à plusieurs conseillers du président. « On vit encore Barril s’entremettre auprès de Guy Penne et Régis Debray, tous deux collaborateurs du président Mitterrand, afin de leur faire rencontrer un opposant haïtien, en quête d’armes pour un projet de coup d’Etat . »
De fait, quelques mois plus tard, Sansaricq se rend à Paris. Régis Debray confirme que l’opposant à Duvalier lui a bien été présenté par le capitaine Barril. « Je me suis entretenu avec lui trois minutes », rapporte Régis Debray, démentant toute implication dans ces affaires . N’a‑t‑on pas cherché à le mouiller dans une « sale affaire » pour l’écarter de l’entourage du président? Secrétaire général de l’Élysée, Jean‑Louis Bianco, se souvient. « En 1983, l’amiral Lacoste nous alerte : Régis Debray est dangereux. Il rencontre des révolutionnaires d’Amérique latine. » Régis Debray est au courant. « Dès 1981 la DST avait dit à Mitterrand que je n’étais pas clair . »
Négociations secrètes ?
Une autre rencontre a lieu au Costa Rica en 1984. On peut légitimement s’interroger sur les intérêts des serviteurs de l’État français dans cette histoire. Est‑ce la conséquence d’une analyse du pouvoir socialiste qui, idéologiquernent, se situe aux antipodes du duvaliérisme? Autre fait troublant, novembre 1984, un commando d’exilés haïtiens est intercepté dans l’île de Saint‑Barthélemy, dépendance de la Guadeloupe.
Paradoxalement, les relations sont, à l’époque, pourtant normales entre les deux États. « Malgré l’arrivée des socialistes au pouvoir, l’aide française a été augmentée sensiblement », rapporte Jean‑Claude Duvalier . Il se souvient: « La France était consciente de nos efforts. Elle était disposée à appuyer notre élan vers la démocratie. » Jouait‑elle un double jeu? Jean‑Claude Duvalier semble l’ignorer. Malgré ses nombreux « soutiens », Bernard Sansaricq n’est pas en mesure de renverser son ennemi juré.
Port‑au‑Prince, 31 décembre 1982. Peu avant minuit, une violente explosion perturbe le réveillon du Nouvel An. Jamais la capitale haïtienne n’avait entendu pareil vacarme. « L’explosion a libéré tant de force que toute la zone s’est transformée en un véritable champ de bataille. » Au moins une dizaine de personnes périssent au cours de l’attentat.
Que s’est‑il passé ? Le gouvernement impute cette action à la brigade d’Hector Riobé, un opposant qui souhaite en finir avec le duvaliérisme.
Placée dans une voiture sur la route qu’emprunte le cortège présidentiel pour se rendre à la cathédrale, la bombe visait le président. Si Baby Doc échappe de peu à la mort, c’est parce que l’explosion est prématurée. Le président malgré lui n’est toutefois Pas au bout de ses peines.
Premiers signes de contestation
Cent quatre‑vingts ans après la proclamation de l’indépendance aux Gonaïves, l’armée doit intervenir dans le chef‑lieu de l’Artibonite, à moins de deux cents kilomètres au nord de Port‑au‑Prince. Les militaires répriment des émeutes de la faim (23 mai 1984). On peut comprendre la contestation populaire. Depuis 1981, le revenu réel par habitant a baissé de 8,5 %.
Les Haïtiens sont encouragés par le discours du pape Jean-Paul Il A son arrivée à Port‑au‑Prince, le 10 mars 1983, le souverain pontife déclare: « Il faut que les choses changent ici. » L’épiscopat haïtien multiplie les gestes de défiance à l’égard du gouvernement. Le 18 décembre suivant, les évêques publient une « Charte pour la promotion humaine », un véritable appel à plus de justice sociale et au respect des libertés fondamentales, trop souvent bafouées.
3 mars 1984. Catholique pratiquant, le président Jean Claude Duvalier n’est pas insensible au message ecclésial. Il écrit au ministre de la Justice et au chef d’état‑major général des forces années d’Haïti pour leur recommander le respect des lois de la constitution en matière de protection des droits de l’homme. Comme le signale le Rapport dAmnesty International de l’année 1985, le président Duvalier demande au chef de l’armée de veiller « à interdire aux membres des forces années, et de la façon la plus rigoureuse, toute atteinte physique et morale aux droits de la personne humaine,
notamment l’emploi de la torture sous toutes ses formes ». Duvalier rappelle qu’un mandat régulier est nécessaire pour toute arrestation » et que « tout individu soupçonné de crimes doit être présenté devant un juge dans un délai de quarante‑huit heures après l’arrestation ». Dans sa lettre au ministre de la Justice, le président demande d’oeuvrer scrupuleusement « au respect de l’habeas corpus et de toutes les autres dispositions constitutionnelles concernant le droit des prévenus, les procédures de l’interpellation, de l’inter
rogation, de la contrainte par corps et de la garde à vue ». Cependant, même après la parution de ces lettres dans la presse haïtienne, Amnesty International continue de recevoir des informations faisant état de violations des principes rappelés par le président. En mai, deux prêtres étrangers sont
emprisonnés. Ils sont accusés d’avoir traduit les lettres du président en créole et de les avoir distribuées à la population . Les initiatives de Baby Doc sont incomprises par une grande partiedela vieille garde duvaliériste. Un bras de fer s’engage.
Jean‑Claude Duvalier s’explique aujourd’hui: « Je l’ai fait, non pas par démagogie. Mais parce que j’aime mon pays et les gens de mon pays. J’ai essayé d’améliorer les conditions de vie du peuple. Ma tâche n’était pas facile. Comme vous pouvez l’imaginer, l’implantation de la démocratie en Haïti n’était pas simple . »
Que fallait‑il faire ? « Pour instaurer des bases démocratiques, il faut avant tout permettre à la population de se nourrir, de se vêtir, d’avoir un habitat. Pour moi, ce sont des conditions sine qua non. Arrivent ensuite la création des partis politiques et l’éducation de la population. Il ne faut pas oublier qu’Haïti n’a jamais eu de culture démocratique. On peut aussi se demander si l’opposition à l’époque était disposée à jouer le jeu démocratique . »
Pour avancer dans la réalisation de ces objectifs, JeanClaude Duvalier doit convaincre. La plupart des soutiens du régime se demandent si le président ne joue pas contre son camp. « Pour améliorer la situation économique et sociale du pays, il faut du temps, de la patience. Je savais pertinemment que, tôt ou tard, nous aurions eu des élections présidentielles, mais il fallait à mon avis organiser ce pays, la vie politique… Beaucoup de gens ne l’avaient pas compris. Il fallait aussi un changement dans la mentalité du Haïtien et particulièrement au sein de ma famille politique, car beaucoup d’entre eux craignaient les réformes. Certains même pensaient que les réformes seraient fatales à leurs intérêts . »
Le président comprend qu’il lui faut amorcer un processus démocratique. Le 12 février 1984 ont lieu les premières élections législatives. En l’absence d’une opposition constituée, les candidats dans leur ensemble appartiennent au très offîciel Comité national d’action jean‑claudiste (CONAJEC). Un homme ne s’en réclame pas, le pasteur Sylvio Claude. C’est le seul adversaire du régime qui a le courage de se présenter.
Les autres opposants boycottent cette « farce à usage extérieur, organisée sous la pression des Etats‑Unis».
Sylvio Claude est élu. Cet homme aime parcourir les campagnes. Monté en amazone sur son mulet, il s’arrête parfois pour expliquer aux paysans le sens de son action. Il commence à bénéficier d’une certaine aura. Dans sa petite maison près du Champ‑de‑Mars où se dresse le palais national, il se présente comme « le personnage qui dérange les macoutes ». Cet homme de foi croit en son destin. « J’ai confiance dans le peuple haïtien qui me reconnaîtra un jour comme l’homme capable de sortir Haïti de la tyrannie . » En attendant ce jour prophétique, l’homme craint pour sa vie. Dans la pièce où il nous reçoit, un porte‑voix trône sur son bureau. De quoi alerter la population en cas d’attaque macoute …
Même si cette première consultation électorale ne fait qu’illustrer le vide démocratique, elle satisfait Washington qui s’efforce de rendre plus avenante la façade du régime dynastique haïtien. Ce n’est pas sans importance, à l’heure où les Américains font « pression » pour la démocratisation du Nicaragua. Il faut montrer l’exemple.
En attendant, le peuple souffre encore. Deux facteurs viennent réduire ses maigres sources de revenus. Une épidémie de fièvre porcine et la nécessité d’abattages forcés, qui déciment le cheptel de plus d’un million de cochons. Une catastrophe. L’animal est le véritable capital du paysan. Autre drame: la fréquentation touristique accuse une baisse spectaculaire. Après la découverte de plusieurs cas de sida, une campagne d’information décourage les étrangers à se rendre sur l’île. La presse américaine évoque les quatre « h ». Hémophiles, héroïnomanes, homosexuels et Haïtiens constitueraient les quatre « groupes à risques » et seraient responsables de la propagation de la maladie. Le peuple haïtien n’avait pas besoin de cela…